par Didier Roumilhac.
Retour sur l’opérette classique, un genre de moins en moins visible sur nos scènes
Des titres pour commencer
On avait abordé, il y a presque exactement dix ans, la place de l’opérette classique dans nos théâtres dans une question d’esthétique intitulée « Où en est l’opérette classique ? ». 1 Il en ressortait à l’époque que le genre se maintenait dans les théâtres spécialisés et chez les tourneurs (avec d’intéressantes résurrections) ; les titres repris dans les maisons d’opéra restaient déjà assez rares. On émettait l’idée qu’en dépit des apparences l’opérette classique pourrait intéresser les metteurs en scène d’aujourd’hui et rejaillir sur d’heureuses redécouvertes par le public. On voudrait reprendre cette question pour voir ce qui a changé mais aussi pour remettre le genre en perspective.
Si l’on considère que l’opérette classique (on reviendra plus loin sur le problème sémantique posé par cette expression) s’étend sur la période qui va de 1870 à 1914, on pourra commencer par énumérer les incontournables, la base du répertoire : La Fille de Madame Angot, Les Cloches de Corneville, Les Mousquetaires au couvent, La Mascotte, Véronique et Les Saltimbanques. Ciboulette pourrait faire partie de cette énumération, même si elle est créée en 1923.
Ce corpus peut englober d’autres titres si on se réfère aux répertoires donnés dans les théâtres jusqu’aux années 1960, aux souvenirs qui ont pu perdurer, à des reprises courageuses : Madame Favart, Mam’zelle Nitouche, Les P’tites Michu, Les Travaux d’Hercule, Monsieur de la Palisse et Le Sire de Vergy. Les deux premières proviennent de compositeurs qui ont surtout sévi sous le Second Empire ; les trois dernières empruntent en dépit de leur date à la veine bouffe. On pourrait enfin ajouter quelques opérettes qu’on rattache aux compositeurs les plus connus, sachant que les ouvrages de Vasseur, Serpette, Lacôme, plus tard Hirchmann ou Cuvillier ont quasiment disparu : L’Étoile (Chabrier), Giroflé-Girofla, Le Petit Duc, Le Jour et la Nuit, Le Cœur et la Main (Lecocq), Rip (Planquette), Hans le joueur de flûte (Ganne), Le Grand Mogol, Gillette de Narbonne, Miss Heyliett, La Poupée (Audran), Les 28 jours de Clairette (Victor Roger).
Tous ces ouvrages sont restés longtemps dans la programmation des théâtres à Paris et surtout en province où ils étaient repris chaque saison. Le disque et la radio ont également servi ce répertoire, moins éloigné de l’opéra que les autres styles d’opérette. Quand dans les années 1970-80 les opérettes vont se raréfier dans les programmes, c’est l’opérette classique qui, en priorité, va en souffrir, les théâtres préférant compenser par Offenbach. Certaines maisons d’opéra auront pourtant à cœur depuis les années 1980 de ponctuellement reprendre certains de ces ouvrages. On peut citer certaines de ces productions souvent bâties autour d’un nom connu qui ont su faire date :
– La Fille de Madame Angot en 1998 à Toulouse (m. en s. Luis Masson), en 2023 à l’Opéra Comique (m. en s. Richard Brunel)
– Les Mousquetaires au couvent en 1992-93, puis en 2015 à l’Opéra Comique, en 2001 à Nice et Toulouse (m. en s. Éric Vigié)
–La Mascotte en 1998-99 à Montpellier, puis à l’Opéra Comique (m. en s. Jérôme Savary)
-L’Étoile en 2007 à l’Opéra Comique (m. en s. Macha Makeïeff / Jérôme Deschamps, puis Théâtre du Luxembourg (m. en s. Emmanuelle Bastet).
–Madame Favart en 2019 à l’Opéra Comique (m. en s. Anne Kessler)
–Mam’zelle Nitouche sur plusieurs saisons de 2017 à 2019 dans huit théâtres, Palazzetto Bru Zane (m. en s. Pierre-André Weitz), avec Olivier Py (dans les rôles de Corinne et de Loriot)
–Les P’tites Michu en 2018 à Nantes et Angers (m. en s. Rémy Barché)
-Véronique en 2018 au Châtelet (m. en s. Fanny Ardant)
–Les Saltimbanques en 1995 à Toulouse (m. en s. Adriano Sinivia)
–Ciboulette en 2015 à l’Opéra Comique (m. en. s. Michel Fau).
Toutes ces opérettes et d’autres plus rares (c’est par centaines que se comptent les opérettes classiques) ont continué à être données chez les tourneurs (Pin Galant à Mérignac, Casino Barrière, Toulouse), dans les saisons (Odéon à Marseille) ou les festivals (Lamalou-les-Bains, Aix-les-Bains) dédiés à l’opérette.
Repères formels 1
Les Mousquetaires au couvent ou La Mascotte au couvent sont le type même de l’opérette classique. La partition comme le livret portent pourtant le nom d’opéra-comique. L’histoire des genres lyriques permet de comprendre le problème sémantique. On pourrait penser que les ouvrages appelés opéra-comique après 1870 renouent avec le genre du même nom de la première moitié du XIXe siècle illustré par Auber, Boieldieu, Hérold, Adam…. Cet opéra-comique n’eut pas vraiment de suite strictement normative. Carmen en 1875 détourne le genre des sujets légers. « Le mot opéra-comique, écrit Pierre Larousse, servant à désigner des œuvres où le comique ne joue souvent aucun rôle, est (…) tout à fait impropre. » Offenbach est remonté par son côté trop sérieux, son enflure dramatique et musicale. L’opéra-bouffe se veut totalement inédit par rapport aux formes du passé. Le genre est si inédit dans ses grandes dimensions que le mot opérette, conformément à son étymologie, est utilisé pour désigner les ouvrages musicaux en un acte. Offenbach se référera à l’opéra-comique, mais à celui du XVIIIe siècle, à la fin de sa carrière dans Madame Favart par exemple.
L’opérette classique (1870-1914) elle aussi choisit une voie nouvelle. Elle rompt en partie avec l’opéra bouffe de la fête impériale. En l’occurrence pour Les Mousquetaires au couvent les auteurs s’appuient sur un vaudeville à couplets de 1835, L’Habit ne fait pas le moine de Saint-Hilaire et Duport. Lecocq adaptera le répertoire poissard dans La Fille de Madame Angot, Audran une comédie-vaudeville tirée de Boccace, Gillette de Narbonne, de Fontan, Desnoyers et Ader donnée au théâtre des Nouveautés en 1829. Même lorsqu’une filiation précise n’existe pas, l’esprit du vaudeville ancien se ressent comme le remarquent Noël et Stoullig à propos du Petit Duc, un des plus grand succès de Charles Lecocq en 1878 (plus de 300 représentations!) :
« C’est l’opéra-comique agréable et badin, la comédie de Dejazet avec des airs nouveaux, quelque chose comme les Premières armes de Richelieu, Vert-Vert ou Létorière, avec le sel et le ton d’aujourd’hui. » 3
D’autres ouvrages auront des bases purement inventées par leurs auteurs.
La forme musicale se calque sur ce que faisaient les compositeurs avant 1850. On trouve une ouverture, de nombreux ensembles, souvent un ballet, une vocalité exigeante. Elle sera le domaine préféré de chanteurs connus comme Edmée Favart, André Baugé ou Fanély Revoil, Le quintette de l’acte II de La Fille de Madame Angot peut être rapproché de celui de Carmen en même place chez Bizet.
Ce qui caractérise le nouveau genre c’est un nouveau style de verve comique. La fatrasie dans laquelle fait plonger Brissac dans le final de l’acte II des Mousquetaires au couvent ne peut pas être assimilée à la bouffonnerie offenbachienne. Brissac est un personnage presque normal au départ – un mousquetaire du roi – qui déclenche par son ivresse une scène qui sème le délire. Il n’est pas, a priori, bouffon comme peuvent l’être intrinsèquement le général Boum ou le roi Ménélas.
Vers 1885 l’opérette classique intègre des thèmes qui vont infléchir sa structure et son style : l’exotisme, le cirque, le voyage, la magie… Le théâtre de la Gaîté permet un réel élargissement de sa forme (La Cigale et la Fourmi d’Audran, 1886, Le Voyage de Suzette de Vasseur, 1890, Mam’zelle Quat’sous de Planquette, 1897). Ce sont des « opéras-comiques à spectacle ». Après 1900, elle est confrontée au style musical de Claude Terrasse et aux esthétiques des compositeurs viennois avec lesquels parfois elle échange (par exemple dans La Reine s’amuse de Charles Cuvillier), même si Hirchmann ou Fourdrain restent relativement « classiques ».
Les règles de l’opérette bourgeoise
Elles sont en place dès La Fille de Madame Angot, en 1872. Elles concernent en premier les emplois vocaux. Les tableaux de troupe font apparaître une distribution des rôles qui restera relativement inchangée. Le paradigme est le suivant : 1ère chanteuse, 2ème chanteuse, Desclauzas, baryton, ténor, (Grand Premier ou Premier) Comique, Trial(s). L’application en est stricte dans La Mascotte : Bettina (première chanteuse), Fiametta (2ème chanteuse), Pippo (baryton), Fritellini (ténor), Laurent XVII (Comique), Rocco (Trial). Dans Les Mousquetaires au couvent c’est Frédéric Achard, un comédien, qui interprète Brissac. Mais lorsque le baryton Louis Morlet venu de l’Opéra-Comique remplace le premier titulaire du rôle à la faveur de la pause estivale, Varney s’empresse de lui composer deux nouveaux airs qui replaceront le rôle à un niveau vocal conforme au modèle dominant.
Les Mousquetaires au couvent tirent un fil de l’histoire de France, les complots sous Richelieu, comme La Fille de Madame Angot a fait revivre les mœurs du Directoire. Ce type de toile de fond n’est pas systématique (dans La Mascotte, c’est la principauté de Piombino au XVIIe siècle !), mais cet aspect mémoriel prend de l’importance, tout comme le décor provincial dans lequel s’inscrivent, mais encore une fois pas toutes, de nombreuses intrigues (la Touraine dans les Mousquetaires au couvent, la Normandie dans les Cloches de Corneville, les environs de Paris, Aubervilliers, Romainville, mais aussi des quartiers populaires de la capitale, le carreau des halles, Belleville, la Courtille…). Ce rappel de l’histoire et de la géographie s’explique par les formes de compensation appelées par la défaite de la guerre de 1870. D’autres intrigues plus échevelées s’inscrivent dans des pays proches de la France, Giroflé-Girofla en Espagne, La Petite Mariée en Italie, Le Jour et la Nuit au Portugal, mais aussi au Japon dans Kosiki ; dans ce dernier ouvrage l’ethnologie n’a aucune importance, ce sont les toiles peintes au théâtre de la Renaissance par Grévin qui émerveillent Noël et Stoullig.
Dans la France de l’ordre moral de la République des ducs qui instaurera bientôt cette « République qui ne fasse pas peur » l’intrigue « progressive-régressive » est une autre forme d’enracinement. Dans Les Cloches de Corneville le mystère des origines qui est le sujet de l’ouvrage devra rétablir au dénouement les véritables conditions ; c’est bien Serpolette qui est l’enfant trouvée quand Germaine prendra place dans la généalogie des Lucenay ! Dans les P’tites Michu l’accord des conditions et des origines est également rétabli. Dans les opérettes où la justification sociale n’est pas vue sous l’angle d’une quête, on peut assister comme dans Véronique de la même époque à une fine analyse des rapports de classe sous la Monarchie de Juillet (quand évidemment l’ouvrage n’est pas « dépaysé »).
L’histoire sentimentale, sans démesure, est dictée par les profils vocaux. L’univers sentimental est ainsi fonction de la typologie des voix. C’est souvent un baryton qui s’éprend de la « deuxième chanteuse » (dans Les Mousquetaires, Gontran, un ténor), la « première chanteuse » étant investie de valeurs plus extraverties, plus lestes (Serpolette, dans Les Cloches de Corneville). La sensualité attachée à un personnage investi dans l’action ne trouve pas toujours grâce aux yeux de la critique même si elle est perçue à travers l’interprète qui l’incarne ; à propos de Serpolette la Revue et Gazette Musicale de Paris écrit : « Je regrette seulement que les auteurs confient à cette enfant des sous-entendus et des réticences qui ne conviennent pas à son âge. » De même un des traits de cet opéra-comique sera-t-il d’enchâsser l’égrillard dans des couplets qui sortis de l’intrigue performative prennent place dans un final d’acte : « Un jour un brave capitaine » dans La Mascotte ; citons aussi la « chanson de Babet et Cadet » dans Mam’zelle Nitouche.
Ces numéros particuliers s’inscrivent dans une construction plus large où les substitutions d’identités, notamment au cours d’un mariage perturbé ou d’une nuit de noces interrompue à l’origine de désordres amoureux (Kosiki, La Marjolaine, La Petite Mademoiselle de Lecocq, mais aussi Cocorico de Ganne), alimentent nombre de fantasmes érotiques qui permettent de contourner l’ordre moral.
Cet opéra-comique formait un système complet qui répondait à l’attente du public de l’époque mais qui pourrait encore nous intéresser par son second degré ou plus simplement par ce que Reynaldo Hahn appelait sa « tendre jovialité ».
NOTES
1 Question d’esthétique 10, « Où en est l’opérette classique ? » Opérette Théâtre Musical n° 173, p. 51-53
2 Dans deux articles biographiques on verra comment l’opérette classique a été traitée par deux de ses compositeurs : n° 125, « Robert Planquette et l’opérette classique », p. 45-46 ; no 133, « Les voies détournées de l’opérette classique : l’exemple des Mousquetaires au couvent », p. 34-35
3 Noël et Stoullig, Annales du Théâtre et de la Musique, année 1878, p. 398