Question d’esthétique 30

Question d’esthétique 30

par Didier Roumilhac

L’opérette et les genres légers, des remèdes à l’élitisme ?

Pour ce numéro 30 de nos questions d’esthétique on aimerait s’intéresser à un aspect important de notre rapport à l’art lyrique, celui de l’accès aux spectacles d’opéra et d’opérette. Certains genres sont-ils plus ouverts à la diversité des publics que d’autres ? Au préjugé de l’élitisme qui touche le grand lyrique, les genres lyriques légers apportent-ils un remède ? Partons de l’idée que certains genres lyriques sont plus accessibles que d’autres.

Opera Garnier
Paris : l’Opéra Garnier

Le problème des lieux

Certaines salles sont plus facilement fréquentées par le public que d’autres. Jusqu’aux années 1970 il était sans doute plus facile de se rendre dans les salles qui programmaient l’opérette qu’à l’Opéra. Au théâtre des Bouffes-Parisiens, aux Variétés, au Châtelet ou à Mogador, les spectacles sont donnés sur de longues séries. Ils font parler d’eux et attirent un vaste public. Dans la capitale jusqu’à la période d’avant-guerre, les théâtres de quartier compléteront l’offre. Sans doute ces derniers sont-ils autant choisis pour eux mêmes que pour leur programmation. Ils sont pour les parisiens des occasions de sorties. Ils sont ouverts essentiellement du vendredi au dimanche et programment d’ailleurs aussi bien des opéras que des opérettes, les premiers n’effrayant pas plus que les secondes.

En province la situation est différente. Quelques villes disposent d’un théâtre dédié à l’opérette (autrefois le Sébastopol à Lille), mais souvent les genres légers sont donnés dans la même salle que l’opéra. Dans certains théâtres les saisons d’opérettes et les saisons d’opéras étaient regroupées à des moments différents de l’année. Mais ce principe a été abandonné. Jusqu’aux années 1970 les deux genres coexistent, puis progressivement l’opérette sera de moins en moins montée. Elle cesse même d’être un produit d’appel pour le grand répertoire. Le terme d’opérette n’apparaît plus et pour un titre qui en relève on revient aux dénominations historiques d’opéra-bouffe ou d’opéra-comique, parfois sans vergogne à celui d’opéra ne convenant cependant pas à un ouvrage léger.

Le retour d’une salle consacrée à l’opérette a eu lieu à Marseille ou à Lamalou-les-Bains pour la durée du festival estival. Pour d’autres représentations d’opérettes ce sont des lieux plus polyvalents qui font l’affaire (Casino Barrière à Toulouse, Pin Galant à Mérignac, divers Zéniths…) Remarquons, pour ne pas nous en réjouir, que les Maisons d’opéra n’ont qu’à de rares exceptions jamais été ouvertes aux tourneurs, alors que dans l’entre-deux-guerres l’opérette légère y était jouée par de nombreuses tournées, comme les Tournées Baret.

Il se dégage de ces remarques une vie propre aux salles de spectacle qui influe sur la représentation (au deux sens du terme) des genres lyriques et sélectionne les publics.

Le règne de la Radio

Jusqu’au début des années 1970, la Radio, en produisant elle-même avec ses propres forces des ouvrages lyriques et notamment des opérettes, s’est mise au service d’une diffusion grand public de l’art lyrique auquel des auditeurs pouvaient accéder gratuitement. Les nouveaux outils numériques permettent un certain accès à des contenus, mais de façon plus anarchique.

L’importance des genres eux-mêmes

Fille Angot 1L’opérette passe pour être une forme de spectacle plus facile que l’opéra. À son origine Offenbach ou Hervé entendent réagir contre un opéra-comique trop musical ; si l’opérette bourgeoise revient à des formes plus classiques, elle se distingue nettement de l’opéra. Quant à l’opérette dite légère en se rapprochant de la chanson, elle s’inscrit dans un périmètre où elle interagit avec le music-hall et le cinéma. L’opérette à grand spectacle des années 1950 cherche à rallier le plus grand nombre possible de classes sociales.

L’opéra donne l’impression d’exiger une plus grande culture littéraire et musicale. Ce n’est pas le rapport au livret qui pourtant discrimine. Le côté dramatique ou comique des ouvrages ne peut suffire à les opposer. Plusieurs opéras se terminent bien quand des opérettes refusent le happy-end, notamment dans le répertoire viennois des années 30. L’intérêt historique de certains livrets d’opérettes n’a rien à envier à ceux d’opéra. Certes on ne trouve pas dans les opérettes des livrets comparables à ceux des opéras de Wagner ou Richard Strauss, ce dernier faisant appel aux plus grands écrivains de son temps (Hugo Hofmannsthal par exemple). Mais La Belle Hélène ou La Fille de Madame Angot offrent des leçons d’histoire (le premier sous une forme caricaturale) qui ne sont pas moins riches que celles qu’on peut tirer des Huguenots ou d’Hérodiade. Notons à ce sujet combien l’art lyrique peut contribuer à une véritable démocratisation culturelle. Ce qui rend l’opérette plus accessible tient à la place qu’y prend le texte parlé qui facilite le suivi de l’intrigue moins évidente parfois à l’opéra, bien que le surtitrage en salle ait pu pallier une certaine déperdition du texte.

C’est la musique elle-même qui semble départager les genres. Un partition d’opéra semble plus savante qu’une partition d’opérette. Intrinsèquement la musique de Berlioz est plus complexe que celle d’Offenbach. Beaucoup de musiciens ont échangé, Lecocq et Saint-Saëns, Messager et Debussy, Puccini et Lehàr. Plusieurs partitions d’opérettes sont particulièrement raffinées, notamment celles de Messager ou Reynaldo Hahn. Aucune n’est négligée. Toutes sont accordées à l’ambition du genre ouvert sur les formules assimilables et le rythme.

Élitisme social et élitisme culturel convergents ?

Opera Garnier
Soirée à l’Opéra Garnier

L’opéra a souvent été considéré comme la chasse gardée de certains milieux sociaux. La salle d’opéra, au XXe siècle, est un lieu de convivialité à l’égal des salons, des champs de course… Les loges de l’Opéra-Comique sont mises à profit pour organiser des mariages. Proust évoque les mondanités des soirées à l’Opéra à la Belle Époque. L’arrivée du narrateur à l’Opéra dans Le côté de Guermantes est particulièrement éclairante : « Un certain nombre de fauteuils d’orchestre avaient été mis en vente au bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu’ils n’auraient pas d’autre occasion de voir de près. Et c’était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachée qu’on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou là près d’une amie. » 1

La problématique reste de nos jours identique, même si elle prend d’autres formes. On estime souvent notamment dans les médias que la fréquentation de l’opéra correspond aux moyens dont dispose une classe aisée pour sa culture, quelle que soit l’appétence réelle qu’elle ait pour le genre. Le procès de l’élitisme, voire de snobisme, a souvent été repris : « Les passionnés d’opéra et les acteurs des institutions musicales ont souvent entendu ces procès formulés à leur encontre : l’opéra serait une pratique élitiste et onéreuse avant tout goûtée par une population vieillissante et peu diversifiée en termes ethnosociologiques ; il supposerait la maîtrise des codes culturels reproduits par une caste entretenant une logique de distinction ; seule l’aisance financière permettrait d’y accéder ; il coûterait cher non seulement à l’amateur mais encore et surtout au contribuable. » 2

Le prix des places dans certaines maisons d’opéra ou certains festivals éloignent les spectateurs du lyrique. Certes des efforts sont faits pour le démocratiser et l’ouvrir à des publics plus larges mais ils ne remettent pas en question le fonctionnement global du système.

Néanmoins l’élitisme culturel se confond avec l’élitisme social. Le premier se caractérise souvent par son suivisme. La bourgeoise aisée nivelle ses goûts sur d’autres formes de culture que l’art lyrique, n’approfondit pas ses connaissances en opéra, et ne fait preuve que de bien peu de curiosité en ce domaine. Elle se contente des titres d’ouvrages les plus connus, créant le standard d’un répertoire international inlassablement toujours le même.

Le barbier de sevilleLes mêmes titres sont demandés par le public : Le Barbier de Séville, La Traviata, La Flûte enchantée, La Bohème, Carmen… D’autres répertoires sont plébiscités par des catégories cultivées qui rendraient l’élitisme presque sympathique mais qui ont parfois du mal à intéresser le plus grand nombre.

Le passage par les genres légers peut s’avérer intéressant pour répondre à la question de l’élargissement des publics et à la démocratisation. Se détourner de l’élitisme ne veut pas dire proposer une culture populaire « bas de gamme », bien au contraire.

Des spectateurs qui assistent à une représentation de La Fille de Madame Angot ou de La Mascotte n’auront pas de mal à applaudir Carmen, Manon, Mireille, Lakmé ou Mignon, le pas à franchir n’étant pas très grand. Le quintette de l’opéra-comique de Charles Lecocq n’est peut-être pas si différent de celui de Carmen. C’est à une exploration d’un répertoire sensiblement plus difficile qu’il pourra accéder. Il sera d’autant moins dépaysé que certains compositeurs qui ont eu des formations comparables à celles qu’ont suivies les auteurs d’opérettes (école Niedermeyer par exemple) n’écrivent pas une musique très différente d’eux ; ils peuvent mêmes déborder sur des genres lyriques sérieux, voire s’y consacrer exclusivement (Léo Delibes). Quand l’opérette est donnée de nos jours dans les Maisons d’opéra elle attire un public qui ne l’infériorise pas, qui ne la distingue d’ailleurs pas des autres ouvrages du répertoire. Elle a tout à y gagner, mais aussi à y perdre en ne constituant pas un genre clairement identifié.

Le public d’opéra en effet peut aller en toute confiance vers l’opérette, quand il voit que Laurent Pelly met en scène le répertoire d’Offenbach ou que Pierre-André Weitz s’intéresse à Mam’zelle Nitouche ou V’lan dans l’œil. Ne parlons pas enfin de ceux qui ayant décelé les caricatures dans les opéra bouffes peuvent revenir l’original, du « Trio Patriotique » par exemple dans La Belle Hélène à Guillaume Tell de Rossini, d’Orphée aux Enfers au chef œuvre de Gluck !

Trois portes d’entrée : l’opéra-comique, la comédie musicale, les variétés ?

L’opéra-comique n’est monté, à quelques exceptions près, ni par les Maison d’opéra, ni par les tourneurs ; seul l’Opéra-Comique a un temps comblé le manque sans aller au-delà de l’exhumation de quelques titres (Le Pré aux clercs, Fra Diavolo, Fortunio…)

La comédie musicale aurait pu attirer de nombreux publics, mais son histoire reste en France très chaotique. Pour s’en tenir au deux LHomme de la Mancha 2premières décennies du siècle la politique des grandes productions proches des variétés tournant dans les zéniths ou Palais des Sports type Notre Dame de Paris (1998), Les Dix Commandements (2000) ou Cléopâtre la dernière reine d’Égypte (2009) ont cessé (provisoirement ?) de prospérer sous cette méga forme ; notons tout de même que Notre Dame de Paris a pu réunir 2 500 000 spectateurs entre 1998 et 2005. Reste en 2022-23 la tournée de Starmania qui est à ce niveau un peu une exception3. La brillante direction de Jean-Luc Joplin au Châtelet (2006-2017) aura permis à un public conquis mais limité à la jauge d’une salle classique d’assister à des reprises de comédies musicales notamment américaines (par exemple celles de Sondheim) données avec des moyens qui dépassaient ceux que Broadway pouvait déployer. Mais là encore la parenthèse s’est refermée (l’Opéra de Toulon compensant un peu la frustration).

On voit le rôle qu’ont pu ou pourraient jouer un certain nombre de vedettes médiatiques, l’imbrication de la variété, du cinéma ou de la publicité fonctionnant pleinement. C’est indiscutablement Jacques Brel qui lance L’Homme de la Mancha en 1968 à La Monnaie de Bruxelles puis au TCE à Paris ; la production donnera des ailes à la reprise à Liège, mais cette fois-ci par un chanteur d’opéra, José Van Dam. Marius et Fanny, créé Marseille en 2007, trouve une place particulière dans le domaine des création en mettant en avant, Pagnol bien sûr mais aussi Vladimir Cosma, connu comme compositeur de musiques de films, Angela Gheorghiu et Robert Alagna, ce dernier très médiatisé et flirtant parfois avec la variété. Luis Mariano, qui avait une authentique voix d’opéra, aurait pu aller vers d’autres genres que l’opérette ; mais son Don Pasquale en début de carrière reste confidentiel. Enfin on n’ouvrira pas la question des publicités qui ont usé et abusé de tubes opératiques sans doute utiles pour renvoyer aux ouvrages eux-mêmes…

L’opérette genre moins élitiste et plus populaire que l’opéra a gardé une place centrale dans l’art lyrique comme genre à part, mais aussi en entretenant des relations plus ou moins perçues et bien acceptées avec l’ensemble de la création et de la représentation lyriques.

 

NOTES
1) Marcel Proust,
Le côté de Guermantes, tome 1, Le Livre de Poche, p. 51
2)Timothée Picard, Histoire de l’Opéra français, Fayard, 2022, p. 1321
3) Bernard Jeannot, ibidem, p. 2021-2022

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