Franz Lehár (1870-1948)
N’aurait-il écrit que La Veuve Joyeuse, Franz Lehár aurait déjà pu prétendre au titre de plus important compositeur de toute l’école viennoise d’opérette, malgré La Chauve-Souris de Johann Strauss. Allons même plus loin : La Veuve Joyeuse est la plus jouée de toutes les opérettes, toutes écoles confondues. Mais Lehár est loin d’être l’homme d’une seule œuvre : au total, il en a plus de cinquante à son actif et plusieurs d’entre elles sont restées très célèbres : Le Comte de Luxembourg, Amour tzigane, Paganini, Frédérique, Le Pays du Sourire si souvent redemandé et repris et Giuditta, pour ne citer que celles-là. Et… Le Tzarévitch.
Ce dernier ouvrage date de sa deuxième « période », celle des ouvrages écrits surtout pour Berlin et non plus pour Vienne, et toujours pour le grand ténor Richard Tauber, le créateur de Paganini et du Pays du Sourire, par exemple. Dans ces œuvres (en fait depuis 1918), il n’y a plus ces fins heureuses caractéristiques de la première période du compositeur, où Vienne et la valse servent de substrat à des opérettes voluptueuses et enjôleuses, mais où les deux héros se marient au bout du compte.
L’issue malheureuse pour l’Autriche et l’Allemagne de la guerre de 1914-1918 fait demander par le public d’autres types d’ouvrage. Certes, les livrets conservent leur atmosphère fondamentale de sentimentalité romanesque et sensuelle. Mais ils se consacrent à un conflit entre l’amour et un autre sentiment qui finit par triompher du premier. Dans Paganini, c’est l’art dont les exigences priment sur l’amour, dans Le Pays au Sourire, ce sont les conflits entre les races ; dans Le Tzarévitch, le sens du devoir, de la patrie, de la fidélité à l’engagement dynastique. Suprême raffinement, la magie de Lehár suscite chez les auditeurs une tristesse mélancolique pour les sacrifices consentis par les héros, qui les grandissent et les exaltent au-dessus du commun.
Richard Tauber a, avec ses dons personnels, puissamment contribué au succès des œuvres écrites par Lehár, lorsque les deux hommes collaboraient. Il est déjà un ténor fêté à l’époque de la première œuvre produite en commun : Frasquita (1922). Après le succès de Paganini (1925), Lehár se sent attiré par un autre sujet romanesque : celui de la pièce de théâtre Carevicz (1917) de Gabriela Zapolska-Sckarlitt : ces jeunes princes élevés loin de la réalité et donc loin, des femmes et de l’amour physique, voilà qui constitue un superbe sujet psychanalytique, qui ne peut manquer d’intéresser ! Les librettistes de Lehár, Bela Jenbach et Heinz Reichert vont éloigner encore davantage le sujet de tout réalisme, le projetant dons un monde tragique et romantiquement déchiré.
Lehár, qui était hongrois et non pas autrichien ou allemand, n’était donc pas davantage un Slave, mais il n’empêche que l’atmosphère slave l’avait attiré précédemment. Il a donc très heureusement su capter l’ambiance russe du sujet. Cela ne l’empêche pas d’avoir introduit d’autres couleurs : ainsi par exemple celles, toutes italiennes, de la Naples du 3ème acte. Mais « Le chant de la Volga » du jeune prince est du meilleur Lehár. À côté des valses toujours présentes, on rencontre des formes plus récentes, telles que le one-step, le tango, le fox-trot et la valse-boston. De plus, il y a le grand air de Sonia et celui du tzarévitch – « l’air pour Tauber obligé » – et un grand duo.
Le Tzarévitch est un grand succès à Berlin (27, février 1927). Il est créé en français à Lyon, au théâtre des Célestins, sur des textes de Robert de Mackiels (texte parlé) et Bertal-Maubon (texte chanté), le 16 avril 1929. Les Lyonnais applaudissent, outre « Le Chant de la Volga », le duo-valse « Reste près de moi », la chanson napolitaine « Lilas, un soir de Naples », le grand air du ténor : « Veux-tu » et un duetto comique : « Ah quel plaisir d’être papa ! »
Le Tzarévitch « fait » la province et ne montera à Paris qu’en 1935 (30 janvier) à la Porte Saint-Martin avec Roger Bourdin et Fanély Revoil notamment… mais sous un autre titre : Rêve d’un soir ! Le Tzarévitch n’a cependant pas fait une grande carrière en France.
Robert Pourvoyeur
Curiosité :
Au printemps 1954, Luis Mariano, alors au fait de sa gloire, part pour Belgrade tourner une version cinématographique du Tzarévitch. Hélas, l’opérette de Lehár est remaniée et défigurée. Et Joëlle Montserrat dans son excellent livre sur Luis Mariano (PAC, 1984) écrit :
« Malgré le luxe des décors et costumes, la beauté de certaines couleurs et la présence du ballet du Théâtre national de Belgrade, l’entreprise ne sera pas une réussite. Affligé d’une petite moustache, notre Mariano, très emprunté en prince russe, n’est pas à l’aise vocalement dans l’opérette viennoise, et la prise de son stéréophonique, annoncée tapageusement, épaissit de façon disgracieuse son timbre capté de trop près… Bien entendu, au moment du tournage, chacun parlait dans sa langue et ce dialogue de sourds n’a rien arrangé ! »
À la même époque, Georges Guétary, lors d’une expérience similaire (Le Baron tzigane, de Strauss), est plus convaincant que Luis.
— L’argument
L’action se passe à Saint-Pétersbourg et à Naples vers 1900.
Acte I : Une chambre-salon dans les appartements du Tzarévitch
Sacha, le fils du Tsar, mène une existence triste et solitaire, sans ami, à l’abri de toute présence féminine. Il fuit les femmes pour ne pas avoir à en souffrir. Sous l’œil amusé du Grand-Duc, oncle de Sacha, le Président du Conseil tente en vain de jeter dans les bras de ce jeune homme inexpérimenté, quelques jolies femmes, destinées à lui apprendre les mystères de l’amour. Sacha, qui rêve d’être aimé pour lui-même, repousse leurs avances.
Mais un jour, c’est une jeune danseuse, Sonia Ivanovna qui est introduite dans son appartement. Malgré lui, Sacha tombe sous le charme et la gaîté de la jeune fille. Les deux jeunes gens se plaisent visiblement et Sonia promet de revenir le lendemain.
Acte II : Une grande salle du Palais
Chaque jour, Sonia vient rendre visite à Sacha. Leur tendre amitié se transforme bientôt sans qu’ils osent encore se l’avouer en amour sincère. Mais la Raison d’État veille. Elle exige que le Tsarévitch épouse la Princesse Militza. Le Grand-Duc obtient de Sonia qu’elle se sacrifie. Mais Sacha ne l’entend pas de cette oreille. Il s’oppose au mariage et décide de s’enfuir avec sa bien-aimée.
Acte III : Un beau jardin, avec palmiers, lauriers, orangers, citronniers en fleurs près de Naples
C’est en Italie que Sacha et Sonia sont venus cacher leur bonheur et vivre un grand amour. Le jeune homme envisage sérieusement de renoncer à ses droits au trône pour épouser Sonia. Mais la Raison d’ Etat est toujours là. Le Grand-Duc retrouve les fugitifs en Italie et tente de convaincre Sacha. Il n’y serait sans doute pas parvenu sans l’annonce brutale de la mort du Tsar. Sacha est maintenant le Tsar. Sonia décide de sacrifier son bonheur. Elle le déclare au Grand-Duc, qui est ému par la sincérité de la jeune femme. Les deux amants se font des adieux déchirants avant de se quitter à jamais.
— La partition
Acte 1 : Introduction et chœur – « Femme, être charmant » (le Grand-Duc) – Duo Ivan-Mascha « Tous les maris qui sont ici » – « Est-ce un beau songe » (Sonia) – « Ici, seul dans l’ennui » (Sacha) – Duo Sacha et Sonia « Une femme, une femme » – Duo Sacha et Sonia « Divin champagne »
Acte 2 : « Ah rêve encore triste cœur » (Sacha) – « Reste auprès de moi » (Sacha et Sonia) – Duo-Sacha et Sonia « Veux-tu ? » – « Ah quel plaisir d’être papa » (Ivan et Mascha) – Chœur et Sacha « Je sais maintenant dans tes bras »
Acte 3: « Lilas, un soir de Naples » (duo Sacha-Sonia) – « Frivolités » (Sonia) – « Viens, ne t’en-vas pas » (Ivan et Mascha) – Final « Lilas, petite Princesse »
— Fiche technique
Le Tzarévitch (Der Zarewitsch)
Opérette viennoise en 3 actes de Bela Jenbach et Heinz Reichert. Adaptation française de Robert de Mackiels, textes chantés de Bertal-Maubon. Musique de Franz Lehár.
Création mondiale : Berlin, le 21 février 1927
Création française : Lyon, théâtre des Célestins, le 16 avril 1929. Avec :
Goavec et Artus en alternance (Sacha), Lily Grandval (Sonia) et MM Berlioz, Porterat, Rollin, Mmes Pêpée puis Clody. Direction musicale : en alternance, MM Strony et Jules Gressier
Création parisienne, Théâtre de la Porte Saint-Martin le 30 janvier 1935, sous le titre Rêve d’un soir. Avec :
Roger Bourdin (Sacha), Fanély Revoil (Sonia), Boucot (Ivan), Simone Lencret (Mascha)
Editions Durand (Max Eschig) – groupe Ricordi
— Discographie
Willy Clément, Maurice Porterat, Jacques Berlioz, Jacques Pruvost, Jean Mollien, René Smith, Gaston Rey, Jacques Tharande, Genio, Colette Riedinger, Claudine Collart, Marcelle Sansonnetti, Linda Felder. Orch. Jules Gressier
RTF 1955
Autres airs du Tzarévitch enregistrés en français : on citer :
dans l’album 3CD Reader’s Digest 3CD 3159.11, sous la direction d’Adolphe Sibert, l’introduction et chœur, « Le chant de la Volga » et « Veux-tu » (Michel Dens), « Reste auprès de moi » (Michel Dens, Liliane Berton).
— Références
Vous retrouverez Le Tzarévitch dans « Opérette » n° 96, 110, 149, 157, 185 & 201. Si l’un de ces articles vous intéresse, vous pouvez le consulter en allant sur notre page « Revue “Opérette” »
Dernière modification: 11/03/2024