par Didier Roumilhac
Univers sentimental et mises en abyme dans La Périchole d’Offenbach
On voudrait, dans cette nouvelle question d’esthétique, étudier certains des contacts que tout compositeur entretient avec son époque. Parmi les modes de contact, la citation et la parodie. La Périchole est un bon exemple de cet interface. En 1868 Offenbach termine la période des grands opéras bouffes. La société est toujours confrontée à l’Empire et le public a encore en mémoire les grands airs de l’opéra historique. Les sujets liés à l’époque et au contexte culturel restent donc pertinents. La Périchole se présente comme l’ouvrage des mises en abyme. Une forme de satire, l’ivresse de la fête détournée, la question de la favorite et l’évidente référence aux pièces à sauvetage élargissent le cadre de la parodie et plus généralement des cibles recherchées. L’univers sentimental paradoxalement devient moins dépendant des situations comiques en ne leur empruntant pas exclusivement.
Les grandes lignes de l’intrigue de La Périchole
Acte I
Au XVIIIe siècle à Lima, la capitale du Pérou, la fête donnée en l’honneur du vice-roi Don Andrès de Ribeira est l’occasion pour ce
dernier d’une sortie à double finalité : « rencontrer quelque sémillante manola » et jauger sa popularité. Sur le second point Don Pedro de Hinoyosa, le gouverneur de la ville, et le Comte Miguel de Panatellas, premier gentilhomme de la chambre, sont sur le qui vive ; en offrant à boire gratis on prévient toute forme de mécontentement aussi la tournée se passe-t-elle sans anicroche. Deux chanteurs des rues, La Périchole et son amoureux Piquillo, vont d’insuccès en insuccès car la quête ne rapporte rien, d’autant plus qu’elle est faite par le garçon et non par sa compagne. Épuisée par une vie de misère et affamée, Périchole s’endort sur un banc, laissant Piquillo poursuivre seul. Entre Don Andrès ; ayant éprouvé un véritable coup de foudre pour Périchole, il lui propose de l’emmener au palais. Afin de pouvoir manger, la jeune femme cède et écrit une lettre à Piquillo. Désespéré, le jeune chanteur décide de se suicider ; mettant son projet à exécution, il est stoppé par Panatellas qui peut ainsi recruter le mari indispensable pour permettre la venue de Périchole à la cour. Un mariage est prestement organisé. Les deux héros sous le coup de l’ivresse, surtout Piquillo, n’y font aucune objection, d’autant plus que Périchole réalise qu’on lui fait épouser son amoureux. Le contrat scellé, les deux mariés sont conduits séparément au palais.
Acte II
L’accueil réservé aux deux saltimbanques n’est pas des meilleurs. Les courtisans ouvrent les yeux du mari sur sa situation. Celui-ci ne demande qu’une seule faveur, s’en aller. Mais auparavant, il doit présenter officiellement sa femme à la cour et au vice-roi. Il s’y prêterait volontiers s’il ne reconnaissait Périchole sous les traits de la maîtresse présumée du souverain. Hors de lui, il n’hésite pas à jeter sur les marches du trône sa femme, dont « il ne veut plus » et insulte le vice-roi. Le scandale se solde par son arrestation.
Acte III
Premier tableau
Périchole s’introduit dans la prison pour rassurer Piquillo et lui dire qu’elle l’adore. Réconciliation faite, l’évasion est de mise, mais le geôlier soudoyé s’avère être Don Andrès grimé. Il fait enchaîner les deux amoureux tout en laissant une porte de sortie à celle qu’il aime. Avec l’aide d’un vieux prisonnier, les deux amants parviennent à se libérer puis Périchole, après avoir attiré le vice-roi selon un signal convenu, aide Piquillo à le maîtriser avant de s’enfuir.
Deuxième tableau
Les deux fugitifs sont recherchés et arrêtés sur une place de Lima. Mais leur disgrâce ne dure pas. Repentants, ils s’adressent au vice-roi qui, ému par leur histoire, leur pardonne.
Les sources
Évoquons la principale source de La Périchole. Les auteurs de l’opéra-bouffe s’inspirent d’une histoire vraie. Il s’agit de celle de
Micaela Villegas (1748-1819), une célèbre comédienne péruvienne, connue par la relation de 14 ans qu’elle a entretenue avec Manuel de Amat, le vice-roi du Pérou alors sous domination espagnole. C’est de cette liaison qu’elle tire son surnom de Périchole, le vice-roi, lors d’une querelle, l’ayant traitée de « Perra chola » devenu « Perricholi ». On a glosé sur la traduction de cette expression mais le sens le plus courant retenu est celui de « chienne indigène » ou « chienne de métis ».
Micaela Villegas, la maîtresse du vice-roi n’est guère aimée de la haute société de Lima. Un de ses coups d’éclat ayant le plus fait pour son renom est cet acte de pitié (sans doute de piété) qui l’a conduite à céder théâtralement son riche carrosse à un prêtre qui portait le viatique à un mourant (fait d’armes non évoqué dans l’ouvrage d’Offenbach). À l’expiration de son mandat, le vice-roi rejoint la Catalogne. La Périchole se marie avec un collègue puis, versée dans la dévotion, meurt en 1819.
Ce personnage a généré une vingtaine d’œuvres artistiques, pièces de théâtre, romans, films, feuilletons, séries… Pour la France signalons Le Carrosse du Saint Sacrement (1829) de Prosper Mérimée, les deux versions lyriques de La Périchole (1868 et 1874), Le Carrosse du Saint Sacrement à nouveau, une comédie lyrique en 1 acte d’Henri Busser donnée à l’Opéra-Comique en 1948 et le film de Jean Renoir Le Carrosse d’or (1963).
Les mises en abyme
Les quatre grands schèmes des mises en abyme s’appuient sur les mécanismes de la citation mais aussi de la satire et de la parodie.
La satire politique
En 1999 Jérôme Savary avait tiré de La Périchole un spectacle intitulé « La chanteuse et le dictateur » ; l’ouvrage s’en prenait aux formes autoritaires du pouvoir mais sans personnaliser sa cible principale, Don Andrès de Ribeitra, en qui sont cernés des traits caractéristiques de Napoléon III. Dès le début du spectacle les auteurs font d’une pierre deux coups en visant dans le vice-roi du Pérou le séducteur impénitent et le politique attentif à l’idée que l’on se fait de son régime. La façon de prendre la température du pays est un peu burlesque mais l’opinion publique est prise en compte par l’Empire. L’Opinion Publique est toute puissante dans Orphée aux Enfers. Quoi qu’il en soit, les représentants du pouvoir sont antipathiques et ne regardent pas aux moyens employés pour parvenir à leurs fins. Don Andrès achète la Périchole avec un repas et comme il lui faut un mari, Panatellas, le premier gentilhomme de la chambre, va saisir l’occasion du suicide de Piquillo pour se jeter sur lui et en faire le mari tout trouvé. Le mariage n’est pas marqué au sceau de la sincérité.
Un détail : Don Andrès, n’est incognito que pour lui seul (voir le chœur)
L’ivresse débridée et détournée
En dehors de ceux qui les manipulent les personnages de la scène du mariage sont tous concernés par l’alcool. Les notaires sont fort gais, la Périchole est « un peu grise », Piquillo est totalement enivré. Ce qui permet au mariage d’aller à son terme est le fait que la Périchole reconnaisse Piquillo dans le mari qu’on lui donne. Cette longue scène d’ivresse pourrait être identifiée à la gaieté de la fête impériale, si ses enjeux n’étaient pas encore une fois coercitifs. Elle conduit Périchole et Piquillo au palais du vice-roi pour des emplois déterminés d’avance. L’alcool n’a pas dans l’opérette toujours la même fonction (voir La Vie Parisienne, La Chauve souris). Au plan musical c’est le rythme et l’harmonie qui se chargent de départager respectivement fête et pouvoir.
Détails : une musique enivrée, le « oui » saccadé des mariés, un changement express de climats pour finir.
« La Favorite »
Piquillo doit présenter sa femme à la cour, mais il a appris que cette dernière est la maîtresse du vice-roi. Quand il découvre que la marquise de Mançanarez est Périchole il laisse éclater sa fureur. Par-delà ce qu’il estime être la trahison de son amante, c’est le statut de la favorite qui est interrogé. Les auteurs calquent les événements sur ceux de La Favorite (1840), l’opéra de Donizetti. Dans cet ouvrage, lorsqu’il apprend que celle qu’il aime est la favorite du roi de Castille, Fernand insulte le monarque, rompt avec Leonor et quitte les lieux. Le prix à payer est encore plus dur pour Piquillo puisque après son coup d’éclat il est conduit dans la geôle du palais. C’est dans les deux ouvrages une vision dégradée de la femme et en dépit des arguments de Périchole pour convaincre son amoureux de se calmer, Piquillo n’est peut-être pas aussi« bête » qu’elle le dit. Cette scène est un grand moment de l’opéra-bouffe. Le jeu verbal sur « récalcitrant » semble alléger la peine, mais ne la supprime pas. On voit ici une nouvelle fois comment le comique s’harmonise avec le sérieux.
Détails : un chœur d’opéra à nu, une musique qui court après le mot « récalcitrant », « Dans son palais… » Piquillo lyrique, syndrome de Stockholm pour Périchole.
La pièce à sauvetage
On a un véritable troisième acte développé avec deux tableaux.
Depuis le XVIIIe siècle la pièce à sauvetage met en scène un personnage injustement condamné et concrètement délivré, souvent par sa femme (Fidelio). Périchole s’introduit dans la prison, parvient à s’expliquer avec Piquillo et partage avec lui un duo d’amour, forme relativement rare chez Offenbach. L’histoire d’amour passe au premier plan, mais l’historique ne l’avait pas pour autant décrédibilisée. Les deux héros sont passés par la misère, la rupture, ont frôlé la prostitution. Le duo de l’aveu révèle et ponctue le parcours sentimental, heurté mais réel. La lettre était déjà déchirante. La sincérité apparaît d’autant plus que Périchole aime Piquillo pour ses défauts ; Hortense Schneider soulignait cet engagement en appuyant sur « brigand » et l’appogiature d’« adore ». La seconde partie du duo (« Felicita ») parodie la convention et le lyrisme creux des duos d’amour à l’opéra. Les sentiments doivent rester une évidence. Le « trio de la prison » finit de mettre les choses au point sans quitter totalement le plan de la caricature et de la parodie.
Détails : appogiature sur « adore », antiphrase amoureuse, la musique du défi : des voix à l’unisson
On remarquera qu’aucune de ces mises en abyme ne contrevient à l’expression des sentiments et même renforce le thème amoureux. En 1868, on disait déjà que la satire et la parodie refluaient dans l’œuvre d’Offenbach, ce qui aurait expliqué le succès mitigé de l’ouvrage. Il est certain que la version de 1874 est plus explicite sur le tournant que prenait le compositeur (voir l’encadré). La parachèvement du thème de la favorite et surtout l’ajout à l’acte III de la prison ne laissent plus aucun doute sur le message véhiculé. L’équilibre auquel était parvenu Offenbach continuera à prospérer dans le corpus d’après 1870 (non sans qu’aient pu exister quelques retours de flamme).
La version de 1868
Nettement différente, la première version de La Périchole est en 2 actes ; le second sera remplacé par le II et le III de la deuxième version. Exit donc au départ le tableau de la prison.
Jusqu’à la scène 6 de l’acte II, l’intrigue est identique à celle qu’on connaît dans la version de 1874.
Après le ratage de la présentation, Périchole essaie de ménager sa situation. Piquillo regimbe et n’aspire qu’à quitter le palais. Le vice-roi poursuit son entreprise de séduction. Dans une scène de marchand il échange des bijoux contre les faveurs de sa cliente. La nouvelle présentation est censée avoir lieu lors d’un souper (le couvert du roi). Suit une digression sur le repas et les économies que le vice-roi envisage. Périchole et Piquillo demandent à entrer et se présentent sous leur costume de chanteurs. Ils sont pardonnés et récompensés.
Notons que dans les deux versions le rôle de Périchole était interprété par Hortense Schneider qu’entouraient, les deux fois, José Dupuis et Grenier, respectivement dans Piquillo et le vice-roi.
La version de 1868 n’a été que rarement reprise, mais certaines pages ont parfois été intégrées à La Périchole de 1874.