José Dupuis (1833-1900)

José Dupuis (1833-1900)

José Dupuis, le premier Pâris de “La Belle Hélène”

Bien plus que les éclats de sa vie tapageuse, l’immense talent d’Hortense Schneider a traversé le temps, laissant encore aujourd’hui dans bien des mémoires, l’écho caractéristique de la musique d’Offenbach et le reflet théâtral parisien de toute une époque. La gloire rayonnante qui a éclairé cette diva sur la scène du Second Empire a laissé dans l’ombre son fidèle et remarquable partenaire José Dupuis. Lorsque, le 17 décembre 1864, ce Pâris enlève le premier, la Belle Hélène Schneider, il accède véritablement à la prodigieuse carrière que la « fatalité » réservait à ce jeune ténor belge, dès lors indissociable du Théâtre des Variétés.

De la Meuse à la Seine

Lambert, Joseph, Jacques Édouard Dupuis naît à Liège, le 18 mars 1833. Son père, Jacques, professeur de dessin et sa mère Marie-Catherine Berleur, l’inscrivent à l’école, chez les Ignorantins. Son enseignement y est complété par l’étude de la musique et du chant, révélant une passion pour les « planches » qui semblent déjà faire rêver le petit Joseph. Bien vite sa jolie voix lui permet d’interpréter diverses chansonnettes dans des réunions de société. À dix-huit ans, il entre dans une troupe de théâtre amateur avant de jouer sur la scène du « vrai » théâtre de Liège où il est remarqué et engagé par le directeur. Des tournées – notamment à Lausanne et à Fribourg – révèlent rapidement les dispositions vocales du comédien novice, en quête d’une personnalité artistique véritable qu’il pense ne pouvoir se modeler que dans les théâtres parisiens… Et l’acteur en herbe de débarquer en notre capitale.

Dupuis décroche un engagement au petit Théâtre du Luxembourg (Bobino) où il débute, le 28 avril 1854, dans l’Apprenti : pièce au nom fort propice et non moins porte chance. Le jeune Liégeois s’y fait apprécier au point de se fixer dans cette salle durant des mois. Il apprendra alors rôle sur rôle pour des créations souvent éphémères… Le temps en a effacé les titres sauf bien sur La Vie de Bohème de Murger et Barrière où l’acteur donne à Schaunard un aspect tout particulier. Après le théâtre, Dupuis se produit encore dans quelques cabarets parisiens, interprétant avec esprit, force refrains à la mode, étoffant ainsi le maigre cachet de ce Théâtre du Luxembourg… où un soir, le compositeur Hervé va le découvrir et lui donner sa chance.

Le Théâtre des Folies-Nouvelles

Parmi les quelque cent vingt-quatre œuvres lyriques de Hervé, Mam’zelle Nitouche, Le Petit Faust et quelques autres titres ravivent encore son nom. Pourtant, sa personnalité musicale marque les années 1854-55, grâce à son théâtre des Folies-Nouvelles, boulevard du Temple. La multitude des ouvrages irrésistibles qu’il y produit fait s’épanouir avec succès ce style lyrico-bouffe entièrement nouveau qu’Offenbach cultivera bientôt à son tour dans ses Bouffes-Parisiens. Mais pour l’heure, en quête d’un chanteur, Hervé, ténor lui-même, détecte sur le champ les dons conjugués de comédien et de chanteur de Dupuis qu’il engage aussitôt. Jean et Jeanne, « tableau rustique » de Lafont, musique d’Ancessy, constitue ses débuts aux Folies-Nouvelles, le 9 octobre 1855 : « Son jeu, plein de gaîté et de franchise fait oublier quelques faiblesses vocales et son rôle de Jean lui vaut un succès certain… ». Le nom, la voix et le talent de Dupuis – qui a troqué le prénom de Joseph pour José – font vite partie intégrante de ce théâtre où, entre l’automne 1855 et le printemps 1859, le ténor créera plus d’une quarantaine d’opérettes1 composées, pour la plupart, par Hervé.
Mais, en 1856, celui-ci se voit contraint d’abandonner ses Folies- Nouvelles et de quitter Paris.

La direction, assurée alors par Messieurs Huart et Altaroche, maintient le genre lyrico-bouffe « enfanté » sur cette scène devenue pépinière de talents prometteurs. N’y vit-on pas Dupuis dans Deux sous de charbon, la première œuvre d’un débutant Léo Delibes… ou encore dans Le Page de Madame Malbrough, et sous le travesti de la noble dame… ? Frédéric Barbier, le compositeur sera plus oublié que son librettiste, Vierne, pseudonyme usité alors par un certain Jules Verne…

Au fil d’une succession de personnages burlesques, on découvre encore curieusement le ténor dans un prémonitoire Jugement de Pâris… Mais nous ne sommes alors qu’en 1859, année où Dupuis épouse l’actrice Marguerite Abat 2… et année où les Folies Nouvelles passent aux mains de Virginie Déjazet qui donne son nom à ce théâtre dont l’affiche abandonne l’opéra bouffe pour le vaudeville. Dupuis, redevenu comédien, y apparaît dans la pièce de Victorien Sardou Les Premières armes de Figaro aux cotés de la célèbre actrice-directrice, puis dans Monsieur Garat, du même auteur, l’année suivante. Par son naturel amusant, ses mimiques fines et sa gestuelle étudiée, Dupuis révèle, dans son personnage de Vestris toute la subtilité d’esprit d’un grand acteur. Ce rôle de composition va bientôt propulser sa renommée. En mars 1861, il est sollicité par le Théâtre des Variétés pour y remplacer le comédien Alphonse Lassagne. Le comique de Dupuis est certes différent, mais la brève apparition qu’il a fait sur cette scène, dans Les Bibelots du diable en août 1858, laisse présager pour lui le meilleur.

Le Théâtre des Variétés

Ainsi, le 18 mai 1861, Dupuis affronte la salle du Boulevard Montmartre dans une reprise du Sylphe, comédie de Rochefort et Desvergers. Son nouveau public, plus raffiné que celui du faubourg, est séduit par ses qualités d’acteur : « Il ne joue pas son personnage, il est le personnage qu’il joue… », souligne la critique. On l’applaudit ensuite dans Un mari dans du coton puis dans Deux chiens de faïence, toujours avec le même enthousiasme : son auditoire lui est désormais acquis. Dupuis maîtrise en effet le sens du théâtre au point de « ressentir chaque salle » et de modeler son jeu en fonction de la sensibilité des spectateurs.
Cependant, la programmation trop routinière des Variétés lasse le public devenu avide de ce « rire en musique » provoqué aux Bouffes-Parisiens par Jacques Offenbach qui a fait cavalier seul dans le genre en le magnifiant pendant l’absence forcée de Hervé.

Ce dernier, revenu depuis six ans, fait de nouveau résonner dans Paris avec succès ses désopilantes productions musicales si bien écrites. C’est vers lui que se tournent les frères Cognard, directeurs des Variétés, pour ranimer leur théâtre en y testant l’opéra bouffe. Hervé compose donc dans cet esprit Le Joueur de flûte, retrouvant son ex-ténor José Dupuis qui y incarne l’ébouriffant Dyachilum. Dès la première, le 16 avril 1864, le public accourt, les recettes remontent… au point de solliciter bientôt Hervé pour une nouvelle partition : La Liberté des Théâtres. Dans « Le Figaro » du 14 août, Dupuis y est jugé « très divertissant ». Le moral est au beau fixe à la direction des Variétés. Ce qui n’est plus le cas aux Bouffes-Parisiens où Offenbach s’est fâché avec la sienne. En septembre, le père d’Orphée cherche donc une salle pour accueillir sa nouvelle œuvre : La Belle Hélène. Hortense Schneider, pressentie pour le rôle- titre, vient de claquer la porte du Théâtre du Palais-Royal… Seules, les Variétés peuvent leur offrir un asile salutaire… Les frères Cognard n’osent repousser les perspectives financières alléchantes liées à la demande que leur fait Offenbach. Mais ils ne peuvent oublier le service rendu par Hervé… parallèlement ténor et à qui l’on a proposé alors d’incarner Pâris ?… voire Ménélas ?… Préférant se consacrer à la composition, il décline les deux offres, et le rôle du beau berger échoit à José Dupuis.

Le Mont Ida et l’escalade vers la gloire

jugement de ParisCette modification de distribution ne déplaît pas à Offenbach qui a su lui aussi juger Dupuis : son talent parfait de comédien et sa voix de ténor désormais éclatante. Sa connaissance parfaite de la scène est jugée si pointue que le compositeur lui confie la mise en scène de sa Belle Hélène. Perfectionniste, Dupuis étudie son rôle en détail, mais à mesure que s’avancent les répétitions, il constate que son air d’entrée : « Au mont Ida… » ne produit aucun effet. Déçu, il s’en confie à Offenbach qui invite Pâris chez lui, rue Laffite, et lui ébauche trois airs nouveaux. Le ténor retient le premier… Et lorsqu’il regagne par le train Nogent-sur-Marne où il demeure, on prétend que Dupuis fredonne déjà ces couplets bientôt célèbres, aux voyageurs éberlués… Quelle est la véracité de cette anecdote maintes fois racontée ? Est-ce un stratagème d’Offenbach pour « lancer » son air… et son ténor ; ou plutôt une réprobation de Dupuis sur le premier « Mont Ida… », sans nul doute composé pour la tessiture de Hervé ?

Le succès de La Belle Hélène ne s’affirmera qu’une dizaine de jours après la première, grâce aux batailles spectaculaires des critiques. Le vrai triomphe éclate ensuite : Dupuis, aux côtés de Schneider, Grenier, Courder, Silly… déclenchent chaque soir des tonnerres d’applaudissements jusqu’au 11 juin 1865, date où l’œuvre quitte l’affiche. La veille, « la soirée à bénéfice » organisée selon l’usage de l’époque, fut précisément destinée au ténor.

Dupuis compte désormais parmi les célébrités parisiennes. Chaque création d’Offenbach aux Variétés lui apporte, un nouveau succès certes, mais parallèlement un nouveau personnage à façonner. Le compositeur, fidèle à la pure tradition de l’opéra bouffe, attribuera la voix légère de son ténor à un personnage dominateur, déclenchant le contraste burlesque qui en décrédibilise l’autorité… S’inscrivent dans cette veine Barbe-Bleue (1866) dont Dupuis assure également la mise en scène, Malatrombra du Pont des Soupirs (1868), ou encore Falsacappa des Brigands (1869). Le rôle de Fritz de La Grande duchesse de Gérolstein (1867) se complète d’une audace maladroite tandis que celui de Piquillo de La Périchole (1868) révèle cette sensibilité touchante qui imprègne l’œuvre entière. Dupuis ne vit que pour ses rôles et se plaît à en allonger la liste… Ainsi au cours d’une tournée d’été à Londres, en 1869, il incarnera, pour quelques soirs seulement Orphée avec Hortense Schneider en Eurydice : privilège insigne que les Parisiens ne connaîtront jamais.

La consécration

Trone dEcosse Dupuis
José Dupuis dans “Le Trône d’Ecosse”

En 1871, à la réouverture des théâtres après le conflit franco- prussien, José Dupuis, fidèle aux Variétés y retrouve Hervé qui lui propose Le Trône d’Écosse, puis, deux ans plus tard, La Veuve du Malabar composée pour Schneider qui partage l’affiche avec son inséparable partenaire. Quant à Offenbach, cette même année, il offre à Dupuis le rôle de Marcassou des Braconniers et celui de Gondremarck dans la seconde version de La Vie parisienne. En 1875, il crée Bernardille de La Boulangère a des écus, puis, en 1877, Le Docteur Ox, qui constitue sa dernière grande création offenbachienne.

Dupuis a atteint alors l’apogée de son art : parallèlement à tous ses rôles chantés, il stupéfie le public par le nombre de rôles incarnés encore dans des comédies comme Les Trente millions de Gladiator d’Eugène Labiche, Les Sonnettes, La Petite Marquise ou Le Passage de Vénus de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, programmées en alternance aux opéras bouffe. En 1879, il redevient ténor dans Le Grand Casimir de Charles Lecocq, puis il va exceller dans le genre nouveau du vaudeville-opérette (comédie mêlée de couplets) que les Variétés produisent pour Anna Judic, leur nouvelle recrue. Hervé compose aussitôt dans cet esprit La Femme à Papa, La Roussotte (1881) 3, Lili (1882), La Cosaque (1884), amenant toujours à Dupuis des rôles nouveaux, (et parfois double : père/ fils) à exploiter, ce qu’il fait avec une minutie extrême parvenant à un réalisme saisissant 4

Barbe Bleue Leclipse

La Perichole

En dépit de cette gloire, la vie de José Dupuis n’est nullement tapageuse. Il a l’esprit fidèle : Fidèle à sa ville natale, d’abord, se rendant chaque année à Liège, comme jury au concours lyrique du Conservatoire dont son frère Jacques était directeur… Fidèle à Nogent-sur-Marne où sa prodigieuse carrière lui a permis d’y faire bâtir, dans la verdure, un splendide hôtel particulier où il s’éteindra le 9 mai 1900.5. Fidèle enfin au Théâtre des Variétés où, pendant plus de trente années, créant un nombre incommensurable de rôles parlés ou chantés en compagnie des plus grands noms du moment, auteurs comme acteurs, il a ébloui, ému ou diverti des milliers de spectateurs par son génie théâtral de comédien et de ténor. Il savait parfaitement articuler et son timbre vocal caractéristique et étendu autorisait Offenbach à user des répétitions syllabiques sur un rythme vertigineux : « Je suis Barbe… Barbe… Barbe Bleue… » ou « Quand on est Espagnol gno…gno…gnol… » dans La Périchole, amenant ces effets vocaux typiquement buffa, écho de la pure tradition rossinienne… Si les qualités de cet authentique artiste ont été pressenties par Hervé, Dupuis demeure néanmoins celui pour qui, Offenbach, parmi tous ses interprètes, composa le plus.

Dominique Ghesquière.

(1) Le mot est à considérer comme, il se doit dans le sens étymologique initial de petit opéra.
(2) Une source évoque une première union avec « Mlle Dantès, actrice au Cirque Olympique »
(3) Dupuis participa à la composition de cette partition co-signée en outre par Lecocq, Boulard et Hervé.
(4) Devant incarner un charbonnier, Dupuis passa des jours en compagnie de membres de cette corporation.
(5) Veuf, Dupuis avait épousé, en seconde (ou troisième ?) noce, Marie Eléonore Dubois, actrice au Théâtre du Vaudeville
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