La désinvolture avec laquelle les livrets d’opérettes sont sagouinés, de plus en plus souvent par des adaptateurs à gros sabots, laisse supposer qu’ils s’y croient autorisés, faute sans doute de ne pas s’être donné la peine de les lire, ou faute de savoir le faire. L’indigence n’est pas toujours du côté qu’on pense ! Croit-on vraiment que les compositeurs aient été indifférents ou laxistes vis-à-vis des textes qu’on leur proposait ? C’est bien mal connaître l’histoire de la musique, fût-elle « légère ». Imagine-t-on que le public et la critique acceptaient n’importe quoi sans broncher ? Croit-on que le public d’aujourd’hui est si borné qu’il faille lui concocter des versions grossièrement customisées à sa portée supposée ?
L’art du librettiste est complexe et exigeant, il requiert de multiples qualités littéraires, dramatiques et musicales. Les librettistes, souvent hommes cultivés et subtils, méritent qu’on s’intéresse à leur personne et à leur parcours indissociable de l’histoire du théâtre lyrique en général et de l’opérette en particulier. Henri Meilhac est de ceux-là.
On a pris l’habitude de parler de Meilhac et Halévy comme d’une seule entité. Cela est tout à fait justifié, mais n’empêche pas l’existence, souvent soulignée, d’individualités très différentes. Il est peut-être intéressant de les étudier pour elles-mêmes, ne serait-ce que sommairement. Henri Meilhac, à cet égard, offre l’intérêt d’une personnalité atypique qui a imprimé sa marque sur le théâtre de son époque, à commencer par l’opérette.
─ Les Meilhac : du Limousin à la Bohème
Comme Ludovic Halévy, Henri Meilhac dut, avant de se faire un nom, se faire un prénom. Il n’eut certes pas à lutter contre un prénom aussi prestigieux que celui de Fromental Halévy, mais lorsqu’il débute sa vie artistique il n’est alors que le fils de François Meilhac, artiste peintre, qui s’était fait une clientèle bourgeoise et se faisait parfois appeler Meilhac-Thalin, reprenant un sobriquet familial. C’est donc dans un milieu flirtant avec la bohème qu’il vit le jour le 23 février 1830, rue de la Lingerie dans le premier arrondissement de Paris. Sa mère, Antoinette Chomé, était couturière (Une « cousette », cela ne s’invente pas) et ses parents n’étaient pas mariés. Lorsque François Meilhac épousa sept ans plus tard Christine-Aimée Billau, tous deux le reconnurent comme leur enfant, avançant que la mère avait donné alors un faux nom. Cette reconnaissance tardive et suspecte ne fut d’ailleurs pas validée. En somme Henri (ou Henry) Meilhac fut illégitime et, à sa façon, enfant de bohème.
Une rapide plongée dans la généalogie de Meilhac éclaire certains aspects intéressants de sa personnalité. Les conditions de sa naissance ne doivent pas laisser imaginer des origines plébéiennes ou misérables. Les Meilhac sont originaires du Limousin et plus particulièrement de Hautefage dans la Xaintrie, à l’est de la Corrèze. Ils portent le nom du village homonyme. Le grand-père d’Henri, Jean Meilhac, exerça à Argentat la médecine étudiée à Montpellier. Ayant adopté les idées révolutionnaires, il fut même actif en qualité de commissaire exécutif auprès de la municipalité d’Argentat.
Peut-être cela le détermina-t-il, au retour de la monarchie, à plier bagage et à venir s’installer à Paris. Détail important : il emporta avec lui sa bibliothèque qui constitua le fonds d’une boutique de libraire qu’il ouvrit rue du Cloître-Saint-Benoît et qui fut fréquentée par quelques personnalités de l’époque. Cette conversion ne doit rien au hasard. En Limousin le nom de Meilhac se rencontre plusieurs fois associé à l’imprimerie. Le premier imprimeur officiellement reconnu à Limoges en 1701 était un Meilhac. On trouve au moment de la révolution un Meilhac « simple commis d’imprimerie » à Toulouse. Henri cultivera un rapport intense au livre et à la gravure.
─ Un jeune croqueur de la vie parisienne
Son père ne manquait pas d’ambition pour lui et souhaitait le voir entrer, après ses études au lycée Louis-le-Grand, à Polytechnique. Henri qui avait une vocation littéraire se serait débrouillé pour échouer au concours. Son père alors lui trouva un emploi chez le libraire Louis Hachette, son ami, emploi vite abandonné pour un passage alimentaire et éphémère au Ministère des Finances.
Introduit dans le monde de l’édition fréquenté par son père, Meilhac qui avait quelques talents en dessin fut accueilli par le Journal pour Rire. Il y exerçait l’art de la vignette et de l’illustration mis alors à la mode par Gavarni dont il collectionnera plus tard les lithographies. Ce fut pour lui un premier travail en collaboration. Il dessinait une esquisse et rédigeait les petits dialogues d’accompagnement tandis que Damourette, plus habile de ses mains, exécutait les dessins et la gravure. Meilhac signait alors « Talin » recyclant le sobriquet du grand-père. Le tandem Talin-Damourette connut un véritable succès. Celui qu’on appelait alors « le petit Talin » fréquentait le restaurant de la mère Perrin, rue Saint-Sulpice, premier d’une série, où se retrouvaient entre Champfleury et Baudelaire.
Il fut surtout remarqué pour son talent à tracer, en brefs dialogues de quelques répliques, des portraits percutants de ses contemporains du monde parisien. Ce fut son premier travail de dialoguiste et une école précieuse d’observation et de dissection des mœurs et travers de ce monde qu’on retrouvera dans ses œuvres théâtrales. Quand on sait la concision exigée des dialogues dans l’opérette et la nécessité de croquer les personnages en quelques traits, on perçoit tout ce que l’exercice de la vignette a pu lui apporter.
─ Le théâtre enfin !
Ce succès, joint à une fréquentation précoce et assidue des théâtres et de leurs coulisses, l’encouragèrent à tenter cette dernière voie. Il parvint à faire jouer au Palais Royal Garde-toi, je me garde (1855) et la Sarabande du Cardinal(1856), vaudevilles en un acte. Déjà dans cette deuxième pièce on est frappé par la réplique suivante : « je me suis offert le plaisir de vous transformer en débardeur » lancée par une actrice après avoir contraint un authentique duc à lui donner la réplique sur scène. On a là en germe un des ressorts de nombre d’œuvres offenbachiennes où les apparences sont au centre du jeu de la comédie mondaine.
À peine âgé de vingt ans, Meilhac n’écrivait-il pas déjà : « Le théâtre est une robe de satin doublée de vieilles loques » ? C’est que tout jeune qu’il était alors, sans forcément s’acoquiner dans l’univers des noceurs de vocation, il s’y était largement faufilé et connaissait déjà un certain envers des choses. L’interpénétration entre vie et théâtre sera omniprésente chez lui.
Commence alors une carrière théâtrale foisonnante qui se poursuivra jusqu’à sa mort et qui frôle la centaine d’œuvres. Il travaille seul, comme pour cet Attaché d’ambassade d’où sera tirée plus tard la Veuve Joyeuse, ou en collaboration, pratique courante à l’époque et à laquelle se sont pliés avant lui aussi bien Scribe que Labiche. Son tandem avec Ludovic Halévy et leur fructueuse et abondante production en constitue le noyau dur et contribua beaucoup à sa fortune (1). Ce furent la Belle Hélène, Barbe-Bleue, la Vie Parisienne, la Grande-Duchesse de Gérolstein, la Périchole, les Brigands, mais aussile Petit Duc pour Lecocq et Carmen pour ne citer que les titres les plus familiers, sans compter une nombre impressionnant de comédies et de vaudevilles. On retiendra entre autre le Réveillon dont sera tirée la Chauve-Souris de Johann Strauss.
Mais il eut d’autres collaborations et pour d’autres compositeurs qu’Offenbach, notamment Philippe Gille pour Massenet (Manon) et Planquette (Rip), Henri Millaud pour Hervé (Mam’zelle Nitouche).
─ Vie privée, vie publique
La courbe ascendante du succès et de ses retombées financières, est ponctuée par ses déménagements. Ainsi passa-il d’un entresol de la cité de Trévise à un logement plus confortable au 30, rue Drouot, quitté par la suite au profit d’un appartement plus cossu sis au deuxième étage du 10, place de la Madeleine. Ce sera son ultime résidence. Il y installera son importante bibliothèque. Comme on l’a vu, l’imprimerie et la librairie étaient dans la tradition familiale. Cela explique peut-être sa passion bibliophilique (2). En effet, au fil des ans et de son aisance financière croissante, Meilhac constitua une des plus remarquables collections d’ouvrages rares de Paris (dont une première édition de Molière, qu’il finira par revendre). Les témoignages que l’on peut avoir de son rapport au livre le montrent lecteur très assidu, consacrant plusieurs heures par jour à y parfaire sa culture.
Dans cet appartement il établit une sorte de salon de célibataire, bien loin du cliché du vieux garçon racorni. Il y recevait un cénacle d’amis avec qui il aimait partager son autre passe-temps favori : le billard.
Lui qui savait si bien croquer les figures du monde et du demi-monde parisien finit par en devenir une lui-même, peut-être à son corps défendant. Effet en retour ? mais ses portraitistes n’ont, hélas, pas toujours sa finesse . Les témoignages de ses contemporains tendent à donner de lui l’image de ce qu’on appelle un bon vivant, insistant sur son amour pour la bonne chère, y trouvant une preuve dans un évident embonpoint. Meilhac y est probablement plus caricaturé que dessiné : « un type tout en boule » résume un de ses descripteurs (3). On se complaît même à corser le tableau en le poussant vers la goinfrerie.
L’autre volet du tableau concerne son rapport à la gent féminine. Lavedan, son successeur à l’Académie, rappelle que « Henri Meilhac […] a toujours aimé « la petite femme », « jolie petite bête, ravissante et inférieure » tient-il à préciser ! Il y a unanimité à ce sujet. On a même poussé le trait jusqu’à attribuer son célibat à cette passion pour les femmes. On a monté quelque peu en épingle un engouement tardif pour une des plus célèbres « grandes horizontales », Liane de Pougy, l’assaisonnant de détails croustillants et pathétiques. Tout cela est à prendre avec grande prudence. Différait-il beaucoup sur ce point de nombre d’hommes de son milieu contraints par le mariage et le « qu’en dira-t-on » à la duplicité ? (Parlons bas,/ Sur ce point il faut et pour cause/ Que ma femme n’entende pas !) chante le baron de Gondremark) (La contremarque était le ticket pour une passe dans les maisons closes !).
Un célibat prolongé, tel que le sien, était alors regardé avec quelque défiance. Balzac, a des pages féroces à ce sujet. Cela faisait assurément de lui, sinon un marginal, du moins un original. Dans les portraits qui en sont faits on insiste là-dessus : il n’écrivait qu’à la plume d’oie, dit-on, s’éclairant d’un chandelier à 5 branches, n’utilisait pas de timbres-poste et revenait de Saint-Germain en calèche plutôt qu’en chemin chemin de fer ! Que cela lui ait valu un peu d’ostracisme on peut le supposer à voir le retard et peut-être les réticences avec lesquels il fut admis à l’Académie en 1888, (succédant à Labiche), par rapport à Halévy qui s’en montrait d’ailleurs gêné, et à la condescendance un peu mielleuse suintant de l’« éloge » fait par son successeur, Henri Lavedan, lors de son discours de réception. Il y fait de lui « le sous-Dumas des petites sous-baronnes d’Ange » et lui reconnaît comme qualité suprême « un sens inné jusqu’au merveilleux des choses frivoles, élégantes et superficielles de la vie parisienne » tout en tressant des lauriers à Halévy présent dans le salle et flatté sans retenue pour les qualités inverses.
Cependant ses portraits les plus nuancés le présentent comme ayant une sainte horreur des mondanités (mais aussi de la vie des champs), pétri de trac à la veille d’une création, travailleur acharné (sa production laisse peu de doute à ce sujet), assez impénétrable au fond, allant se retirer au Pavillon Henri IV à Saint-Germain-en-Laye pour écrire en paix.
─ L’homme à l’œuvre
Les contemporains qui ont collaboré avec lui et se sont intéressés de plus près à son théâtre lui reconnaissent deux qualités et une faiblesse. Il possédait répète-t-on, un regard très affûté sur le monde qui l’entourait (on insiste souvent sur la vivacité de ses yeux!) et une grande facilité d’écriture. Si l’on en croit Alfred Brisson, déjà à l’époque où il n’était encore que Meilhac-Talin et où on le décrivait « petit, mince et brun » (4) il aurait déclaré que trousser un couplet était moins difficile que « l’art d’accommoder les pommes de terre ». Par contre, et c’est là la limite qu’on lui attribue, il aurait eu tendance à partir un peu dans tous les sens, emporté par son écriture sans grand souci d’organisation. En somme il aurait été un peu brouillon, voire négligeant, sinon négligé, (« un tantinet débraillé » (5) écrivant « en pantoufles, à peine vêtu » !) (6)ce qui aurait nécessité la présence d’une personnalité plus rigoureuse à ses côtés pour, en quelque sorte, le cadrer. (Chose en partie démentie par certaine de ses pièces écrites seul, et qui ont tenu la rampe un certain temps, comme Ma Cousine ou Décoré). La chose est possible, mais dans l’opérette, comme dans l’opéra, l’écriture à quatre mains des livrets est devenue courante au fil du temps du fait qu’il est rare de trouver dans une seule personne à la fois un dramaturge, un dialoguiste et un parolier. Parolier et dialoguiste Meilhac l’était assurément.
Enfin, et c’est là peut-être le plus important, on note dans ses pièces un art tout particulier d’aller jusqu’à la limite du pathos, qu’il sait pratiquer (voir Manon) mais dont il se détourne par une sorte de pudeur ou de courtoisie qui est un des ingrédients les plus précieux du répertoire dit « léger ». « Il semblerait – écrit Hector Pessard – que le moraliste, l’humoriste et le philosophe qui sont en M. Meilhac redoutent de pousser jusqu’au bout leurs remarques et leurs observations et qu’ils se jettent brusquement dans la farce pour échapper à une vision attristante et cruelle »(7)
Il est bien tentant d’adhérer à l’opinion de qui voit dans le second rondeau de Métella « C’est ici l’endroit redouté des mères » la griffe particulière de Meilhac.
Dans la Force des femmes Meilhac fait dire à Valentine : « Mon pauvre Henri,vous n’êtes pas du tout fait pour la douleur. Le chagrin vous va mal. Vous n’êtes tout à fait bien que quand vous êtes heureux. – repentez-vous de ne pas l’être ». Il est bien difficile de ne pas voir, peut-être, là une forme de confidence. On y retrouve tout le mélange de légèreté mêlée d’une touche de mélancolie qui semble bien être sa marque de fabrique.
Meilhac, qui n’avait pour famille qu’un neveu médecin en Corrèze, s’éteindra le 6 juillet 1897 à son domicile entouré de quelques amis proches : Louis Ganderax, son dernier collaborateur et légataire universel, Albert de Saint-Albin, autre collaborateur, Geneviève Strauss, fille de Fromental Halévy et veuve de Georges Bizet, Jacques Bizet, leur fils. Ludovic Halévy qui se trouvait à Sucy-en-Brie rentra aussitôt à Paris. Il put assister à la mise en bière. La messe funèbre eut lieu à la Madeleine et l’inhumation au cimetière de Montmartre en présence de hautes personnalités.
Il avait succédé à Labiche à l’Académie, il parraina Feydeau à la Société des Auteurs. Serait-il le chaînon manquant ?
Gérard Loubinoux
Notes
(1) Voir l’article de Dominique Ghesquière : Opérette N° 188
(2) Voir le site http://histoire-bibliophilie.blogspot.com/2019/03/henry-meilhac-1830-1897-homme-de.html
(3) Le Charivari 8 novembre 1883
(4) La Petite Revue, vol. 7
(5) Adolphe Brisson, Annales politiques et littéraires, 11 juillet 1897
(6) Adrien Chabot la Revue Illustrée, 1 janvier 1887
(7) Le Gaulois, 1 juillet 1892