Claude Terrasse (1867-1923)

Claude Terrasse (1867-1923)

Claude Terrasse, dessin de A. Barrère

Pour les fêtes de fin d’année 2023, le Grand Théâtre d’Angers a la bonne idée de donner Les Travaux d’Hercule, le premier des grands ouvrages en trois actes de Claude Terrasse, un opéra bouffe qui vit le jour en 1901.

En ce tout début du XXe siècle, le genre de l’opérette française est en pleine déliquescence ; les derniers maîtres du siècle précédent, Charles Lecocq, Louis Varney ou Robert Planquette, sont toujours productifs mais aucune de leurs créations postérieures à 1900 ne connaît le succès. Seules triomphent les récentes P’tites Michu (1897) et Véronique (1898) d’André Messager ou Les Saltimbanques de Louis Ganne (1899). Certains ouvrages sont néanmoins bien accueillis, comme Les Hirondelles (1904) ou La Petite Bohème (1905) d’Henri Hirchmann, mais ils ne passeront pas à la postérité. Seul Claude Terrasse, de par l’originalité de ses créations renouant avec l’opéra-bouffe pouvant rappeler la verve d’Offenbach, sort du lot. Si une bonne partie de son théâtre est aujourd’hui oubliée, quelques œuvres, en un acte ou en trois, sont encore ponctuellement reprises.

 De l’orgue au théâtre

Claude Antoine Terrasse naît à l’Arbresle, dans le Rhône, le 27 Janvier 1867. La famille Terrasse n’ayant guère d’aspirations artistiques, le père est directeur du rayon des soieries dans un grand magasin de Lyon, c’est dans la rue, si l’on peut dire, que le jeune Claude fait sa première éducation musicale, en écoutant l’orphéon municipal qui vient répéter fréquemment devant le jardin de sa maison. Il ne tarde guère à mémoriser le répertoire de cet orchestre et se met à étudier le cornet à pistons. Prenant conscience des aptitudes musicales évidentes de son fils, le père le présente à Alexandre Luigini, le chef d’orchestre du Grand Théâtre de Lyon ; comme ce dernier enseigne également au Conservatoire, il prend le jeune homme, alors âgé de 13 ans, dans sa classe d’harmonie et, outre le cornet, lui fait apprendre le piano. Après l’obtention d’un premier prix de solfège, Claude Terrasse entre comme trompettiste au Grand Théâtre. Deux ans plus tard il quitte Lyon pour Paris afin de suivre les cours de la classe d’orgue de l’École Niedermeyer qu’il intègre en 1881.

Après avoir débuté comme maître de Chapelle dans un orphelinat d’Auteuil, il enseigne le piano pendant sept ans, chez les Pères Dominicains d’Arcachon. Tout en donnant avec des amis, des concerts de musique de chambre, il s’essaie à la composition de petits morceaux, profanes ou religieux. Puis, après trois années passées au poste d’organiste à l’église de la Trinité, à Paris où il est enfin revenu, il démissionne afin de consacrer tout son temps à la composition.

C’est en fréquentant le milieu littéraire qu’il fait la connaissance d’Alfred Jarry (dont il a déjà mis un poème en musique) ; l’écrivain lui propose d’écrire une musique de scène pour accompagner la pièce tirée de son œuvre, Ubu Roi. L’ouvrage est créé le 10 décembre 1896 sur la scène du Théâtre de l’Œuvre mais ne connaît qu’une seule représentation à cause du scandale qu’elle suscite ! Elle permet cependant de faire connaître le nom de Terrasse.

Attiré par la scène et ayant découvert sa veine comique, il se tourne naturellement vers l’opérette, retrouvant la verve parodique d’Offenbach. Tout comme ce dernier, il sait se choisir des librettistes de talent, parmi lesquels nous pouvons citer, outre Alfred Jarry (dont par la suite, en 1911, il mettra en musique la comédie Pantagruel), Georges Courteline (pour une sorte d’oratorio comique, Panthéon-Courcelles, donné en 1899 au Grand Guignol), Franc Nohain, avec qui il fonde un théâtre de pantins et de marionnettes ; il y reprend Ubu Roi en 1900 (dans des décors peints par son beau-frère, le peintre Pierre Bonnard).

De sa rencontre avec Tristan Bernard naît son premier succès, l’opéra bouffe La Petite femme de Loth, une parodie d’oratorio biblique pleine de verve et d’humour, donnée le 10 octobre 1900 au Théâtre des Mathurins (120 représen-tations), ouvrage qui le confirme comme compositeur spirituel.

Quelque temps plus tard, à l’époque de la création du Sire de Vergy (1903), Louis Schneider, dans la revue Le Théâtre, le décrit ainsi : « Un homme long, incommensurablement long, droit comme un poteau télégraphique, les cheveux hirsutes, la barbe en broussaille… et des yeux pétillants de malice, abrités derrière un sempiternel binocle. Terrasse est un apôtre de la gaieté, un missionnaire de la joie. Il trouve le moyen d’être à la fois un musicien folichon et un homme sage ; sa musique amuse et fait réfléchir. »

Avant d’aborder ses œuvres marquantes : Les Travaux d’Hercule, Le Sire de Vergy, Monsieur de La Palisse et Pâris ou le bon juge, dus à sa collaboration avec les auteurs Gaston Arman de Caillavet (1869-1915) et Robert de Flers (1872-1927), ouvrages placés sous le sceau de la parodie la plus fine, citons, parmi les ouvrages en un acte repris de temps à autres, les titres suivants :

La Fiancée du Scaphandrier (1902) – Au temps des croisades, devenu Péché véniel (1902/ 1903) – La Botte secrète (1903), sur des livrets de Franc-Nohain, et Chonchette (1902) de de Flers et Caillavet).

 Les Travaux d’Hercule  (1901 / 1913)

Cet opéra-bouffe en 3 actes, l’une des premières œuvres des deux librettistes, est d’abord refusée par divers théâtres avant d’être enfin créée, le 7 mars 1901, aux Bouffes-Parisiens. Fermé depuis plusieurs mois, le théâtre ressuscite grâce à la volonté de son directeur, M. Abel Tarride (créateur du rôle de Melech dans La Petite Femme de Loth). Confiant dans le talent des trois auteurs, il a reconstitué toute une troupe d’artistes et monté l’ouvrage de pied en cap en quelques semaines.

L’intrigue, comme celle d’Orphée aux Enfers (1858) ou de La Belle Hélène (1864) se démarque à nouveau de la mythologie gréco-latine. Cette fois, c’est la légende d’Hercule que les auteurs remettent en cause.

Selon eux, le héros à la massue, fils de Jupiter et d’Alcmène, s’est vu imposer par Eurysthée, roi d’Argos, de gigantesques travaux mais, cossard au possible, il n’a encore rien fait et ne veut surtout rien faire. Feignant la mansuétude pour un affront public, il néglige même ses devoirs conjugaux auprès de la délicieuse Omphale. Inhabile à l’action mais fécond en promesses et en discours, le pseudo héros ne fait que soigner sa popularité, pourtant injustifiée ; en fait, les célèbres travaux dont il est glorifié par un peuple idolâtre ont été effectués par Augias, gentleman-farmer propriétaire d’immenses écuries et amoureux d’Omphale ; mais, par une cruelle ironie du destin, c’est Hercule qui en reçoit les lauriers. (voir résumé du livret en fin d’article)

La distribution est pléthorique, (22 rôles plus ou moins importants également répartis entre hommes et femmes, plus une

quinzaine d’autres secondaires). Abel Tarride s’est réservé le rôle d’Hercule tandis que celui d’Omphale est attribué à Amélie Diéterle. Citons également Victor Henri (Palémon), M. Colas (Augias), F. Riche (Orphée) et Mme Léo Demoulin (l’amazone Erichtona).

L’ouvrage est très bien accueilli (malgré sa longueur) par les critiques qui apprécient le livret pour sa dimension comique très présente avec son florilège de blagues et d’anachronismes, tout comme la musique, pourtant composée en 25 jours, mais gaie, spirituelle, nerveuse et tout à fait en adéquation avec l’époque de la création et qui lui vaudra le surnom de « Berlioz de l’Opérette française ». Citons Noël et Stoullig :

« Les trois actes étincelants d’esprit [sont] bourrés d’observations – toutes modernes en un sujet antique – auxquels nous n’adressons qu’un reproche : celui d’être trop touffus. Que de scènes on eût pu élaguer ! Que de personnages on eût pu supprimer ! Il serait resté toujours assez de bonnes bouffonneries pour constituer une soirée uniquement joyeuse. Il en est de même de la partition de M. Claude Terrasse, où les chœurs succèdent aux chœurs, les duos aux duos, sans donner à l’auditeur le temps de reprendre haleine. Toute cette musique est, d’ailleurs, comme le livret, souvent très franche en sa gaieté primesautière, en ses mouvements rapides et ses rythmes saccadés et bizarres. Il y a là, ce nous semble, la révélation d’un compositeur d’opérette de valeur indiscutable. (86 représentations).

L’ouvrage connaîtra une brillante reprise le 3 octobre 1913 au théâtre Fémina. Les librettistes ont écourté leurs dialogues et le compositeur a peaufiné sa partition ; il l’a dotée de 6 airs nouveaux dont une valse vocalisée pour Omphale, « L’Éclat de rire », spécialement composée pour Édmée Favart, chanteuse à la voix étendue, pure, flexible et vocalisant à merveille. Quant au personnage d’Hercule, il est merveil-leusement dessiné par Gabriel Signoret.

 Le Sire de Vergy (1903)

Pour ce nouvel opéra-bouffe, les auteurs se sont inspirés d’une sombre chanson de geste du XIIe siècle datant de l’époque de la Seconde Croisade, celle des amours contrariées de Gabrielle de Vergy à qui son mari fait manger le cœur de son amant, le seigneur de Coucy. Là encore De Flers et Caillavet se font un devoir de rétablir la vérité même si leur version, peuplée de nombreux autres personnage, est plus que sujette à caution.

« Convié à participer à la croisade, Edgard de Vergy, beaucoup trop confiant, confie la clef de la ceinture de chasteté de son épouse à son meilleur ami, Gontran de Coucy-Couça. Cependant son voyage s’arrête à Montmartre où Vergy passe son temps à faire bombance. Lorsqu’il rentre chez lui, accompagné d’Infidèles enchaînés, deux aventuriers engagés pour l’occasion, et qu’il constate l’infidélité de sa femme, il se contente de lui faire manger un gâteau en forme de cœur avant de se complaire dans un ménage à trois puis à cinq ! »

Créée le 16 avril 1903 au Théâtre des Variétés par Guy (Vergy), Brasseur (Coucy), Max Dearly (Macach), Anna Tauriol (Gabrielle), Eve Lavallière (Yolande de Millepertuis), Arlette Dorgère (Fridolin)… la pièce sera jouée 58 fois de suite avant de céder, quelques mois plus tard dans le même théâtre, la place à un nouveau succès du trio d’auteurs.

 Monsieur de la Palisse  (1904)

Nouveau saut en avant dans l’histoire de France avec ce livret qui nous conte les mésaventures du petit-fils du célèbre Maréchal tué à Pavie dont une complainte sur son trépas déclare « qu’un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie... »

Le jeune Baron Placide de La Palisse, aimant chasser les papillons, coule des jours tranquilles au milieu de ses canards, vaches et cochons, dans un modeste castelet. Misogyne et convaincu que les femmes ne servent qu’à compliquer l’existence, il impose une impitoyable séparation des sexes et a sévèrement prohibé l’amour au village. Afin d’échapper lui-même aux affres de l’amour, il a décidé d’épouser une veuve laide et ridicule, sa parente Héloïse de la Verdure. La veille de son mariage, il est obligé de remplacer son cousin Bertrand, victime d’une entorse, pour représenter la France dans un congrès sérieux situé à Séville. Accompagné de la maîtresse de son cousin, qu’il fait passer pour sa femme, il ne tarde pas, arrivé dans la capitale andalouse et malgré toutes ses précautions, à tomber sous le charme de la délurée et vibrante Inesita, nièce du gouverneur Don Diego qui veut absolument la marier. Ce coup de foudre remet en cause toutes ses idées reçues et la vie lui apparaît alors sous un jour bien plus aimable.

La partition de Terrasse, dont le talent a mûri, offre plus de diversité en mêlant aux rythmes nouveaux, allant des séguedilles frémissantes aux valses languissantes, un menuet et des thèmes de vieilles chansons populaires (ce qui était déjà le cas avec la « Ronde du Pont d’Avignon » incluse dans le chœur d’entrée du deuxième acte du Sire de Vergy).

Créé le 2 novembre 1904, le nouvel ouvrage connaît un beau succès avec Albert Brasseur, désopilant La Palisse, et Eve Lavallière, Inésita coquette et gouailleuse à souhait, dominant une distribution à nouveau imposante. (44 représentations avec la reprise l’année suivante).

 Pâris ou le le bon juge (1906 )

Après ces deux escales temporelles, retour à la mythologie avec une opérette en deux actes et à la distribution réduite, revisitant le jugement de Pâris et des déesses (hommage à Offenbach : « Au Mont Ida trois déesses se querellaient dans un bois. »)

Le berger Pâris et la bergère Glycère s’aiment d’un amour chaste mais qui ne les comble pas. L’arrivée des trois déesses Junon, Minerve et Vénus, en quête de distractions, remet ce bonheur en cause. Craignant pour la vertu de Pâris, pourtant homme contrefait, d’une laideur repoussante, grossier mais se croyant doté de tous les charmes, Glycère implore la Discorde qui lui remet une pomme portant l’inscription « J’appartiens à la plus belle », aussitôt revendiquée par les trois déesses. Leur querelle arrive aux oreilles de Jupiter qui charge Pâris de trancher en attribuant le fruit tant convoité à la déesse de son choix. Bien que la chaste Minerve et la prude Junon s’offrent à lui, vanité oblige, c’est à Vénus, qui s’y refuse, sachant que « pour un homme, la plus belle femme sera toujours celle qu’il n’a pas », que la fameuse pomme est attribuée. Elle saura ensuite le récompenser en tombant dans ses bras. La jalousie de Glycère ainsi aiguillonnée, elle ne tardera pas à désirer passionnément son fiancé désormais au fait des techniques amoureuses.

L’intrigue est enrichie d’un personnage hilarant, le petit satyre Sylvain, puceau, pudibond (cela arrive dans les opéras bouffes) et se scandalisant de tout, surtout des avances pressantes des déesses à son égard se traduisant par l’impudique « Viens donc, viens donc !)

Cette fois, c’est au théâtre des Capucines, le 18 mars 1906 (bien que programmée pour le 1er sur la partition) qu’est créé avec succès Pâris ou le bon juge, avec Alice Bonheur (Glycère), Germaine Gallois (Vénus), Renée Desprez (Junon), Jeanne Dirys (Minerve), Charles Lamy (Pâris) et Victor-Henry (Sylvain).

Cet ouvrage, comme les trois précédents, connaîtra de nombreuses reprises à Paris ou en province mais marquera la rupture entre Terrasse et les deux librettistes.

Les autres créations

Parmi les autres œuvres en plusieurs actes de Claude Terrasse, aujourd’hui tombées dans l’oubli, certaines ont connu un succès relatif. Parmi celles-ci :

Eglé ou l’enfant de la vache (2a. Moreau, Clairville et Depré, 1907)

L’Ingénu libertin (3a. L. Artus, 1907)

Pantagruel (opéra bouffe, 5a. Jarry et Demolder, 1901)

– Les Transatlantiques (3a. Hermant et Franc-Nohain, 1911)

Cartouche (3a. Delorme et Gally, 1912)

– Miss Alice des PTT (3a. Tristan Bernard, 1912)

Ces ouvrages alternent avec de nombreux autres en un acte également tombés dans l’oubli.

La coupure de la Première Guerre Mondiale, suivie d’une esthétique musicale très différente, sera fatale aux créations de Terrasse.

 

Une disparition précoce

C’est en 1923, le 30 Juin, que disparaît Claude Terrasse, à 56 ans, des suites d’une longue maladie. Dans son éloge funèbre, André Messager reconnaît le talent de Claude Terrasse : « Avec lui disparaît un des musiciens les plus charmants parmi les compositeurs d’opérettes. Celui, peut-être, dont la verve a revêtu au cours de ces vingt cinq dernières années, la forme la plus originale en renouvelant le genre de la bouffonnerie parodique, un peu délaissée depuis Hervé et Offenbach. »

Terrasse avait terminé deux ouvrages qui seront montés, l’un en 1924, Faust en ménage, parodie en un acte de l’opéra de Gounod (avec qui il avait été ami), l’autre en 1927, Frétillon, trois actes montés à partir de chansons de Béranger.

Bernard Crétel

Notes

Pour d’avantage de renseignements, on pourra consulter le livre de Philippe Cathé : Claude Terrasse (Ed. L’Hexaèdre, 2004), et celui de Paul et Marie-Noëlle Revoil : Fanely Revoil, sa carrière d’Artiste Lyrique, Ses conférences (dont celle donnée en 1965 sur Claude Terrasse) imprimé par Colbert Communication Graphique, Roussillon, en 2006.

ainsi que les revues Opérette pour : Les Travaux d’Hercule, n°113 et 114 (janvier 2000, à Nantes) ; Le Sire de Vergy, n° 124 (juillet 2002, à Marseille) et  n° 178 (février 2016, à Angers) ; Pâris ou le bon juge, n° 139 (mai 2006) et n° 177 (novembre 2015 à Angers).

 

« Pâris » Germaine Gallois et Charles Lamy

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