L’association « Cant’opérette » propose chaque année un titre souvent exigeant du répertoire léger. Le spectacle est donné durant trois représentations dans la salle de « La Passerelle » à Nouaillé-Maupertuis (Vienne). Il s’agissait, cette saison, de Barbe-Bleue qui, l’un des ouvrages les plus repris de Jacques Offenbach, a tout de même fait l’objet de productions remarquées qu’il serait trop long d’énumérer.
─ Quelques repères
Barbe-Bleue fait partie de la décennie (1858-1869) des grands opéras-bouffes d’Offenbach qui se sont maintenus dans les programmations. Barbe-Bleue a été créée en 1866 au théâtre des Variétés, après La Belle Hélène (1864) et la même année que La Vieparisienne. Tous ces ouvrages se caractérisent par leur ampleur (ce qui leur vaut le nom d’opéra-bouffe et non d’opérette), les mêmes librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy assurant une unité à l’ensemble, et par le premier rôle souvent tenu par Hortense Schneider (notamment dans La Belle Hélène et Barbe-Bleue où le rôle de Boulotte semble lui avoir bien convenu).
L’opéra-bouffe dose la satire et la parodie dans des proportions variables pour chacune. La première vise les travers de la cour impériale, les dérives du pouvoir, sa morale désenchantée. La parodie sert à retrouver le décor à peine forcé de la vie musicale de l’époque. Les formes les plus évidentes de La Belle Hélène, comme la vocalise de « l’homme à la pomme » ou l’emprunt à Guillaume Tell, refluent. Les contrastes, les ruptures de ton, les pieds de nez, sont pris en charge par la texture mélodique, harmonique et rythmique de la musique. Le lamento de Barbe-Bleue, à l’acte III, commence andantino et se termine allegro vivo. La mort de Boulotte est marquée par la reprise très fluide de l’hymne aux « amours nouvelles » ; l’air a déjà été entendu dans le duo précédent de la supplication qualifié de « tempête chromatique ».
La mort, même si « les morts sont des vivants », n’est pas qu’une mort pour rire ; comme Eurydice, Boulotte plonge dans une mort qui lui fait un « drôl’ d’effet » et son environnement musical fait penser à la mort de Gilda dans Rigoletto. Les cinq femmes de Barbe-Bleue non empoisonnées réapparaissent (« Mortes sortez de vos tombeaux / Pour revivre ») à la façon du grand opéra Robert le Diable, de Meyerbeer. On passe, bien avant Les Contes d’Hoffmann, de l’autre côté du miroir.
─ La mise en scène de Thibaut Thézan
La mise en scène vivante, rigoureuse et pensée de Thibaut Thézan fait entrer le public au cœur de l’opéra-bouffe.
Certes, dès le 1er acte, le décor univoque (l’étal de Fleurette) et le silence sur les autres lieux pourraient nuire à l’évocation des ambiances. Mais le metteur en scène en s’appuyant sur les nombreuses didascalies internes fait vivre le déroulement de l’action, exister les personnages et un chœur particulièrement participatif. Déboulent avec une énergie folle Boulotte, le comte Oscar et Barbe-Bleue en rock-star, étrange et transgressif dans son accoutrement de science fiction, mais aussi Fleurette et « son » berger, la première semblant jeter son bonnet par-dessus les moulins à l’annonce de son titre de princesse. La mise en scène devient esthétique avec ses détails parlants, chaque choriste ayant une occupation, parfois coquine, ses tableaux vivants, véritables arrêts sur image qui relancent le mouvement irrésistible de l’action.
À l’acte II, le tableau du palais n’est pas moins réussi. La réception haute en couleur précède des scènes dialoguées qui rappellentle surréalisme d’un film de Luis Buñuel, lorsque, par exemple, Alvarez est interrogé sur sa famille. La pièce s’enrichit alors d’une excellente direction d’acteurs. Le deuxième tableau de l’acte, situé dans le laboratoire de Popolani, nous plonge dans l’excentricité du livret. Plus de sang sur la clef, mais une réapparition féerique des cinq fausses mortes.
L’acte III, riche en péripéties, ne languit pas, donnant l’illusion de faire fusionner le temps réel avec le temps fictif. Barbe-Bleue devient de plus en plus étrange, un hors-venu qui, paradoxalement, ne rebute plus Boulotte, le chœur des bohémiens enchâssant les couplets d’une fille effrontée de la campagne devenue presque élégante conduisant à une issue heureuse mais non dépourvue d’ambiguïté.
L’ouvrage est très long (en théorie une heure quarante de musique) et pourvu d’un dialogue qu’il est impossible de ne pas resserrer. La mise en scène de Thibaut Thézan est parvenue à un équilibre qui donne une véritable cohérence aux quatre tableaux.
─ Un brillant plateau
Les interprètes s’insèrent particulièrement bien dans cette habile écriture du spectacle. Emmanuelle Zoldan est une Boulotte déchaînée, simili-populaire dans ses différentes incarnations correspondant à ses entrées toutes renouvelées ; cette métamorphose s’inscrit dans une voix d’une fluidité magnifique, les graves naturels donnant à la voix sa longueur, sa souplesse et un legato nourri par un timbre riche.
Alfred Bironien a été annoncé souffrant mais la voix, prudente au premier acte, se déploie ensuite conforme à l’exigence du rôle ; le haut registre bien projeté comme les harmoniques intenses d’une vocalité claire sont au service d’un personnage joué dans toute la complexité d’un don Juan qui accommode ses pulsions avec la désinvolture face à mort, les arrières plan psychédéliques jouant à plein.
Les autres interprètes n’impressionnent pas moins.
La Fleurette de luxe de Charlotte Bonnet, une des sopranos les plus en vue du moment, projette des notes stratosphériques dans un rôle expurgé de la convention du genre pastoral.
Le prince Saphir d’Olivier Montmory est parfait de vocalité éloquente et de jeu.
Le Popolani de Dominique Desmons est d’anthologie ; jamais plus à l’aise que dans cette sorte de jeu dont il fait complice le public vers lequel il sait si bien aller, Dominique Desmons met une nouvelle fois au service du rôle sa voix timbrée, sa diction de rêve et un sens abouti du théâtre.
Le Comte Oscar est fait pour Olivier Grand, solide baryton, qui peut chanter avec une voix sonore ses célèbres couplets (« C’est un métier difficile ») comme jouer, en comédien performant, le double de l’alchimiste son confrère en basses œuvres.
Le roi Bobèche de Nicolas Grienenberger sait faire jaillir la vis comica d’un personnage fort bien rendu et honorer ainsi l’emploi de ténor bouffe dans toutes ses dimensions scéniques comme vocales.
Notons aussi la belle prestation de Katarina Vukadinovic dans le rôle de la reine Clémentine.
Le chœur s’investit aussi bien dans ses interventions chantées que dans la comédie qu’il appréhende de façon active. On a pu apprécier le soin porté au chant par les cinq femmes de Barbe-Bleue : Dhouha Bokri, Manon Cauchemez, Mathilde Milhères, Aliénor Quiblier, Pascale Roy-Girard. L’orchestre dirigé par Loïc Moriceau, dans une structure équilibrée, fait entendre non seulement les notes mais l’esprit de l’opéra-bouffe, les tempi allants, la couleur, le rythme du théâtre auquel la musique est intimement associée.
On ne quittera pas cette production qui a su si bien réussir sans citer la direction artistique de Christophe Blugeon, tout comme le travail en amont du chef de chant Cyril Kubler, également brillant pianiste.
Didier Roumilhac
7 avril 2024
Fiche technique :
Barbe-bleue
Direction musicale : Loïc Moriceau – Mise en scène : Thibaut Thézan – Chef de chant : Cyril Kubler – Direction artistique : Christophe Blugeon
Distribution : Emmanuelle Zoldan (Boulotte) – Charlotte Bonnet (Fleurette) – Katarina Vukadinovic (La reine Clémentine) – Les femmes de Barbe-Bleue : Dhouha Bokri, Manon Cauchemez, Mathilde Milhères, Aliénor Quibier, Pascale Roy-Girard
Alfred Bironien (Barbe-Bleue) – Olivier Montmory (Prince Saphir) – Dominique Desmons (Popolani) – Olivier Grand (Comte Oscar) – Nicolas Grienenberger (Le roi Bobèche) – Christophe Blugeon (Alvarez) –
Cant’opérette, La Passerelle
Nouaillé-Maupertuis, 5, 6, 7 avril 2024.