… entre rêve forain et romance masquée
Emmerich Kálmán occupe une place singulière dans l’histoire de l’opérette. Après le succès de Gräfin Mariza (Comtesse Maritza) en 1924, il choisit, deux ans plus tard, de planter son décor dans un univers inattendu : le cirque. Créée en mars 1926 au Theater an der Wien, Die Zirkusprinzessin (La Princesse de cirque) unit la virtuosité mélodique de l’opérette viennoise aux rythmes tziganes et aux danses venues d’Europe centrale, tout en ouvrant ses portes aux influences modernes des années 1925 : jazz, fox-trot, swing, tango. Une partition brillante, oscillant entre romance raffinée, numéros comiques et pages orchestrales d’une grande richesse.
Depuis longtemps oubliée des scènes françaises, l’œuvre conserve une popularité intacte en Autriche et en Allemagne, où chaque reprise confirme son charme narratif et musical.

Le Festival de Baden, fidèle à sa tradition d’opérettes de qualité, redonne vie à cette Princesse de cirque au cœur de la Sommerarena.
Le livret repose sur un canevas romanesque aussi fantaisiste qu’ironique. À Saint-Pétersbourg, le mystérieux « Monsieur X » se présente chaque soir masqué pour exécuter des numéros d’équitation vertigineux. Derrière cette allure de cavalier inconnu se cache Fedja Palinski, neveu déshérité d’un prince, condamné à l’ombre et à l’incognito à cause d’un amour interdit. La princesse Fedora, le jaloux prince Sergius et une galerie de personnages hauts en couleur gravitent autour de lui, dans un enchaînement de quiproquos sentimentaux et de faux-semblants.

La metteuse en scène Isabella Gregor choisit de faire de cette identité masquée le fil rouge de sa lecture. Au-dessus du plateau s’affiche en lettres lumineuses la question « Wer bist du? » (« Qui es-tu? »), leitmotiv visuel qui rappelle combien l’opérette joue du masque, de la confusion des rôles et des doubles identités. De l’aristocratie russe fantasmée au monde forain, tout s’articule autour de ce trouble délicieux entre apparence et vérité.
Isabella Gregor conduit l’action avec un sens du rythme irrésistible. Les dialogues, adaptés avec humour, conservent la tendresse mélancolique chère à Kálmán, tandis que les tableaux s’enchaînent avec fluidité. La dimension circassienne nourrit l’imaginaire : clowns, acrobates, attractions spectaculaires – dont un éléphant plus vrai que nature – créent une féerie visuelle sans jamais détourner l’attention de la romance entre Fedora et Monsieur X.


Les décors et costumes signés Ulv Jakobsen exploitent l’opulence : draperies, paillettes, silhouettes éclatantes se déploient dans un espace scénique conçu en forme de « X », clin d’œil graphique à l’énigmatique cavalier. L’atmosphère oscille entre cabaret rétro et rêve forain, dans une esthétique assumée, pleine de couleurs et d’énergie.
La chorégraphie d’Anna Vita et Patricia Brandão Moura traduit parfaitement cette vitalité. Les marches de cirque, les ensembles choraux et les pantomimes se succèdent, souvent ponctués d’intermèdes dansés dignes du music-hall. Le ballet de la Bühne Baden brille par sa précision et son allant, tutus étincelants et ensembles réglés au cordeau.
Clemens Kerschbaumer, habillé en Zorro mystérieux, campe un Monsieur X d’une élégance indiscutable doté d’un point de vue vocal d’une diction exemplaire, et d’une projection solide.
Face à lui, Ivana Zdravkova incarne Fedora avec aplomb : voix longue, musicalité généreuse, sens dramatique assuré. Elle compose une princesse à la fois fière et vulnérable, crédible dans ses élans romantiques comme dans ses moments de doute.
Marco Di Sapia prête au prince Sergius un relief ironique et caustique, rendant savoureuse chaque réplique.
Le couple Toni Schlumberger et Miss Mabel Gibson, incarné avec une fraîcheur délicieuse par Ricardo Frenzel Baudidsch et Victoria Sediacek, déclenche les rires par ses maladresses et ses dialogues pétillants. Ils rappellent l’esprit du vaudeville, avec des accents de music-hall : duo de danse percutant, voix agréables avec de surcroît un charme irrésistible qui conquiert la salle.

Le reste de la distribution aligne des seconds rôles parfaitement dessinés : Oliver Baier irrésistible maître d’hôtel Pelikan, Verena Scheitz en Carla pleine d’esprit, Beppo Binder et Susanna Hirschler en truculente directrice de cirque, tous toujours solides dans leurs interventions et contribuant à une atmosphère cohérente et réjouissante.
La force de cette production réside dans son équilibre entre émotion et comédie qui s’y répondent sans pour autant se contredire. Parmi les moments les plus applaudis, le numéro des garçons de café, chorégraphié autour de chaises à la Broadway, déclenche une ovation. À l’acte 3, La scène hilarante de la propriétaire de l’hôtel Carla Shlumberger et de son maître d’hôtel Pelikan provoque des éclats de rire suivie de celle empreinte d’une émotion sincère avec l’acceptation – contre toute attente – par la mère, du mariage secret de son fils : un de ces instants de théâtre où l’on sent la salle entière vibrer d’un même élan.
La fin de la représentation burlesque et poétique, surprend par son audace : un avion miniature tourbillonne dans l’espace scénique en lâchant des bulles, image surréaliste qui résume l’esprit de cette Princesse de cirque : un mélange d’humour, de rêve et de légèreté.

À la baguette, Oliver Ostermann conduit l’Orchestre de la Bühne Baden avec un chic aérien. Les valses respirent, les czardas claquent, les marches scintillent, tandis que les accents de tango et de fox-trot apportent une touche délicieusement datée. Jamais pesante, toujours souple, pareille direction confère à l’ensemble une élégance irrésistible.
Le chœur préparé par Victor Petrov s’illustre par son engagement scénique : exubérance, agilité, homogénéité vocale. Dans les grandes scènes de foule comme dans les interventions plus intimes, il apporte dynamisme et précision.
Cette Princesse de cirque séduit par la vivacité de sa mise en scène et la cohésion de sa distribution et il est vrai qu’en outre Kálmán y déploie un mélange fascinant : tendresse viennoise, mélancolie tzigane, humour vaudevillesque et modernité des rythmes des années folles. Le public sort avec le sourire, emporté par un spectacle qui conjugue féerie et profondeur, ironie et poésie. Sous ses dehors légers, cette opérette interroge – « Wer bist du ? ».
Un remède idéal contre la morosité, digne héritier de l’âge d’or de l’opérette et preuve que Kálmán, presque cent ans après, conserve intacte sa séduction.
Cécile Beaubié
6 août 2025
Die Zirkusprinzessin (Emmerich Kálmán)
Direction musicale : Oliver Ostermann – Mise en scène : Isabella Gregor – Décors/ costumes : Ulv Jakobsen – Chorégraphie : Anna Vita / Patricia Brandão Moura.
Distribution
Clemens Kerschbaumer (Mister X) – Ivana Zdravkova (Princesse Fedora Palinski) Marco Di Sapia (Prince Sergius) – Victoria Sedlacek (Miss Mabel Gibson) – Ricardo Frenzel Baudisch (Toni Schlumberger) – Verena Scheitz (Carla Schlumberger) – Oliver Baier (Pelikan) – Beppo Binder (Baron Boris Brusowsky / Samuel Friedländer) – Susanna Hirschler (La directrice du cirque).