Orphée aux Enfers, Toulouse (théâtre du Capitole)
dimanche 26 janvier 2025

Orphée aux Enfers, Toulouse (théâtre du Capitole)

Mathias Vidal (Aristée / Pluton) et Marc Scoffoni (Jupiter) (© Mirco Magliocca)

Trois choses à savoir sur Orphée aux Enfers

Offenbach en grand

Lorsqu’il créé le 21 octobre 1858 Orphée aux Enfers « opéra bouffon en deux actes et quatre tableaux » avec un livret de Hector Crémieux et Ludovic Halévy, Jacques Offenbach peut mettre sur la scène des Bouffes-Parisiens un chœur et autant de solistes qu’il veut. La mesure avait pu s’appliquer le 3 mars précédent à Mesdames de la Halle, mais l’opérette ne comportait qu’un acte. Depuis son privilège obtenu en 1855 et jusqu’en 1857, le compositeur n’était en effet autorisé qu’à 2, puis 3 et 4 personnages (règle avec laquelle il a su parfois jouer). Les treize interprètes auxquels s’ajoutent les comprimari et le chœur dans Orphée aux Enfers n’ont rien à voir avec l’offre qu’Offenbach pouvait jusque là proposer à son public.

Offenbach en très grand

Orphée aux Enfers fait partie des ouvrages dont le compositeur proposera deux versions. Le seconde est créée en quatre actes (et douze tableaux) le 7 février 1874 au théâtre de la Gaîté dont Offenbach est devenu depuis juin 1873 le propriétaire et directeur. On a beaucoup écrit sur cette version pour en dire la magnificence. Offenbach ne regarde à aucune dépense. Dans l’Année théâtrale Georges Duval s’enthousiasme : « La richesse et l’art déployés par la direction ont certainement dépassé tout ce qu’on avait vu jusqu’ici. C’est une succession de splendeurs et des surprises nouvelles. » Le 14 août de la même année le tableau du « Royaume de Neptune » intégré au troisième acte constitue une apothéose musicale et visuelle à peu près inimaginables. On peut parler de troisième version après ce nouvel ajout.

L’agrandissement porte sur la partition augmentée de très nombreux numéros (représentant un bon tiers de l’ouvrage), d’une ouverture plus substantielle (« Promenade autour d’Orphée ») que le prélude initial et de quatre ballets. Le nombre de solistes, danseurs(ses), figurants(es) est à l’avenant (quelque 400 artistes sans compter l’orchestre !). Notons que le texte parlé n’est pas profondément modifié et qu’Offenbach, même s’il joue la carte de la féerie (alors que l’opérette bourgeoise triomphe à Paris), n’abdique pas totalement sur la satire et la bouffonnerie. C’est seulement l’actualité de la satire qui peut poser problème. Dans les mises en scène modernes tout est alors question de dosage. On va y revenir.

La grammaire de l’Offenbachiade

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Adriana Bignani Lesca (L’Opinion publique) (© Mirco Magliocca)

Avec Orphée aux Enfers Offenbach et ses librettistes inaugurent une forme théâtrale nouvelle, ce qu’on pourrait appeler l’opéra bouffe à la française. Il y a d’abord la satire dans les limites de ce que la censure laisse passer. Dans Orphée, les auteurs frappent un grand « coup », Jupiter, Junon et leur environnement renvoyant à la tête du pouvoir impérial. Le climat idéologique avec la création du personnage de l’Opinion Publique est lui aussi étrillé. Une partie de cette charge apparaît dans le dialogue.

Mais ce qui sera à l’origine de la bouffonnerie est avant tout dans la parodie musicale. Offenbach s’en prend à la culture musicale de son temps pour elle-même et pour ce quelle traduit de l’époque. Dans Orphée aux Enfers, ce sont par exemple les chœurs révolutionnaires tels qu’on pouvait les trouver chez Auber ou Rossini. Dans les finals des 1er et 2ème acte, ce sont les masses orchestrales et chorales du grand opéra, chargées des scènes de stupéfaction ou d’anathème, façon Auber ou Meyerbeer qui sont pourfendues. La perception de la musique « classique » est également concernée ; l’Orphée de Gluck, alors à l’affiche à l’Opéra, est parodié. Subtile est l’imitation du style champêtre par Aristée (« Moi, je suis Aristée ») qui ne parvient à produire autre chose qu’une parfaite chanson pastorale, n’étaient les paroles humoristiques. Offenbach écrit aussi une partition intrinsèquement personnelle, même si certains contenus restent lointainement parodiques.©

La version retenue et la mise en scène d’Olivier Py à Toulouse

C’est la production donnée à Lausanne en 2023 et en coproduction avec Tours qui est reprise à Toulouse. La mise en scène d’Olivier Py fonctionne toujours avec autant de bonheur. Le spectacle nous plonge en abîme dans le monde du théâtre ; les loges des artistes, la scène sur la scène, un lustre qui rythme le temps du spectacle, les galeries qui permettent de placer l’intrigue sous le regard d’une société qui est celle du Second Empire. Pendant l’ouverture, des hommes d’affaires défilent les yeux braqués sur la presse. Le premier acte qui se déroule sur fond de détails picturaux n’est pas moins théâtralisé. Le dernier acte présente un décor des Enfers (fait de structures métalliques à l’acte précédent) qui rappelle la façade puis l’intérieur des cabarets montmartrois qui feront grand usage du galop d’Offenbach. Ce décor est constamment en mouvement, les machinistes d’aujourd’hui renvoyant à ceux qui avaient la tâche d’installer l’action dans des plans et lieux renouvelés. Cette scénographie est signée comme les costumes à la fois documentés et atemporels Pierre-André Weitz. Dans le dossier de presse Olivier Py s’explique sur la scénographie : « nous voulions un décor assez noble, qui évoquerait le grand opéra du Second Empire et qui aurait pu être utilisé pour Meyerbeer. » Il est évident que la parodie des genres s’inscrit dans la représentation du spectacle parodié. Le final de l’acte II en donne un bon exemple. La révolte des dieux emprunte aux grandes scènes révolutionnaires de l’opéra ; le tableau fait penser à La Liberté guidant le peuple de Delacroix. C’est au public – l’opéra-bouffe fait appel à sa sagacité – d’apprécier le décalage avec les revendications mesquines de l’Olympe.

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Le finale ((© Mirco Magliocca)

C’est dans ce dispositif scénique que le mythe inversé d’Orphée est raconté. Un certain nombre d’épisodes de la version de 1874 ne sont pas retenus. On pense au « chœur des bergers » » et à la scène du conseil municipal » en ouverture de l’acte I ou encore à plusieurs numéros de l’acte III comme le « septuor du tribunal ». Les moments attendus sont en contrepartie joués avec un certain éclat qui est la traduction en termes modernes de ce qu’était la féerie, un genre théâtral qui n’existe plus aujourd’hui. Il y a d’abord l’« entourage » par le ballet de plusieurs scènes : les moutons et les abeilles pour la « chanson d’Aristée » ; le « rondo saltarelle » de Mercure est lui aussi chorégraphié, comme les « couplets de Diane » emportés dans une ronde du plus bel effet (est-ce un clin d’œil à l’opérette traditionnelle ?). Le ballet viendra au premier plan pour le « Galop Infernal ». La chorégraphie signée Ivo Bauchiero a pu s’exprimer comme un véritable langage dans le « ballet des mouches » qui termine l’acte III. Pour autant les autres ballets des actes I et II n’ont pas pu être maintenus, sans parler du « Royaume de Neptune » dont la réalisation poserait de nos jours un véritable défi.

Olivier Py voit aussi dans Orphée aux Enfers ce qui relève d’un certain music-hall, antidote aux aspects prétendument sérieux de l’ouvrage et mode d’expression que n’auraient pas récusé les auteurs. Les touches plaisantes ne manquent pas : Cerbère, mouche acrobatique ou squelettes pour rire… Le quatrième acte se déroule sur un plan débridé propre aux interventions festives du cabaret.

En reprenant pour l’essentiel la version de 1874 faut-il faire abstraction de l’irrévérence qui avait frappé les spectateurs de la création en 1858 et se concentrer sur le décoratif ? Les dialogues n’ont pas été modifiés, et on peut toujours voir le couple impérial dans les personnages de Jupiter-Badinguet et de Junon-Eugénie. Quant à la parodie elle est par la nature même de l’ouvrage toujours là. Mais une partie de la satire émanait du texte parlé et son resserrement, les coupures qui paraissent inévitables, ne permettent pas toujours aux interprètes de jouer à fond les ressorts de la comédie.

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Marie Perbost (Eurydice) (© Mirco Magliocca)

Une excellente distribution

 

Marie Perbost est Eurydice avec ce qu’il faut de vocalité projetée et de ton plus débridé ; l’interprète met beaucoup de sa personnalité dans son jeu. La cantatrice trouve les inflexions justes pour exprimer la mort et des notes enlevées dans les duos ou l’«Hymne à Bacchus » très applaudi.
Les autres rôles féminins sont d’autant plus exposés que les interventions sont courtes et qu’elles doivent contribuer à un spectre vocal d’ensemble :
Julie Goussot chante Cupidon avec un timbre lumineux ; ses couplets de l’acte II sont enjoués, ceux des baisers sont à la fois gracieux et sensuels servis par des figuralismes communicatifs.
Anaïs Constans, qu’on connaît bien dans le grand répertoire, est une Diane rayonnante doublée d’une fine comédienne.
Adriana Bignani Lesca serait une parfaite Opinion Publique à la voix puissante et modulée si elle laissait passer davantage dans son interprétation la dérision qu’Offenbach n’avait pas manqué de mettre dans sa musique pour contrebalancer une forme de police des mœurs incarnée dans le personnage.
Toutes les autres interprètes féminines sont parfaitement distribuées : Marie-Laure Garnier éloquente en Vénus, Lucile Verbizier piquante en Minerve. Il est dommage que Céline Laborie n’ait pas bénéficié de plus de texte pour imposer Junon.

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Cyrille Dubois (Orphée)  (© Mirco Magliocca)

Cyrille Dubois joue avec l’inversion du mythe et le second degré, le passage en salle créant la distanciation ; la voix est bien sûr animée par un impeccable phrasé.
Pluton convient parfaitement à Mathias Vidal toujours distribué dans le baroque mais ouvert sur d’autres répertoires. Son « air en prose » est un modèle du genre appuyant le texte déjanté sur le legato, la souplesse et la volubilité de la voix ; ses autres interventions ne sont pas moins remarquées dans la musique du déguisement de la chanson d’Aristée ou dans ses diverses déclamations.
Enguerrand de Hys (Mercure) se montre très à l’aise dans son air unique dont Offenbach attendait une exécution virtuose.
Marc Scoffoni a le mordant voulu dans un Jupiter Tonnant à la stature adéquate. Kamil Ben Hsaïn Lachiri est parfait en Mars. Le rôle de John Styx ne permet pas à Rodolphe Briand un exploit vocal, le rôle écrit pour un comédien n’étant pas fait pour ça. L’étroitesse de l’ambitus n’empêche pas les accents mélancoliques, voire de cabaret ; Rodolphe Briand artiste complet met en relief ce morceau atypique dans l’ouvrage.
Les forces du Capitole complétaient la distribution : 10 danseurs(ses) issus du ballet du Capitole dans un répertoire qui peut-être à défaut de leur être familier leur permet de montrer une merveilleuse polyvalence. Le « ballet des mouches » est entre autres superbe. Le chœur du Capitole est un vrai chœur de théâtre lyrique investi à la fois dans le chant et le jeu.

Chloé Dufresne connaît bien son Offenbach ; elle a accompagné la tournée du Voyage dans la lune un opéra féerie contemporain de la seconde version d’Orphée aux Enfers ; l’orchestration des deux ouvrages est sensiblement différente de celles qu’écrivait le compositeur pour ses opéras bouffes d’avant 1870. À la tête de l’Orchestre national du Capitole, le contrat est rempli, même si on aurait pu attendre un peu plus de légèreté dans un Orphée où les tempi et la mélodie définissent un climat musical propre à Offenbach.

Cette production d’Orphée aux Enfers qui a attiré la foule des grands jours a remporté un énorme succès dans une saison où les raisons de combler le public sont nombreuses.

Au début du spectacle Christophe Ghristi, le directeur de l’établissement, a donné la parole à une représentante de l’Orchestre qui a évoqué pour s’en émouvoir et le déplorer le licenciement du chœur de l’Opéra de Toulon qui vient d’intervenir. Cette pétition a été suivie par l’exécution du « va pensiero » de Nabucco de Verdi saluée par un tonnerre d’applaudissements.

Didier Roumilhac
26 janvier 2025

Orphée aux Enfers

Direction musicale : Chloé Dufresne – Mise en scène : Olivier Py – Décors et costumes : Pierre-André Weitz – Lumières : Bertrand Killy – Chorégraphie : Ivo Bauchiero
Distribution :
Marie Perbost (Eurydice) – Adriana Bignani Lesca (L’Opinion publique) – Anaïs Constans (Diane) – Marie-Laure Garnier (Vénus) – Céline Laborie (Junon) – Julie Goussot (Cupidon) – Lucile Verbizier (Minerve)
Cyrille Dubois (Orphée) – Mathias Vidal (Aristée / Pluton) – Marc Scoffoni (Jupiter) – Rodolphe Briand (John Styx) – Enguerrand de Hys (Mercure) – Kamil Ben Snaïn Lachiri (Mars).
Danse : Guillaume Caballé, Pauline Cistar, Matisse Coelho Manles, Anatole Coste, Laurine Gayrant, Paul Gouven, Serge Malet, Jessica Navarro,Émile Reijnen, Zoé Uliana
Orchestre national du Capitole
Chœur et maîtrise de l’Opéra national du Capitole (chef des chœurs : Gabriel Bourgoin)

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