Offenbach, toujours jeune
Il est des compositeurs qui traversent les époques sans jamais perdre ni leur mordant, ni leur modernité. Jacques Offenbach appartient à cette lignée. Avec Orphée aux Enfers, il signe en 1858 (21 octobre, Théâtre des Bouffes-Parisiens) une parodie irrésistible des grands mythes antiques, doublée d’une satire sociale féroce qui vise autant les dieux de l’Olympe que les puissants du Second Empire. Derrière la farce légère, Offenbach déploie un sens aigu de la caricature, un regard ironique sur les travers politiques et moraux de son temps, et une musique dont la verve et l’inventivité demeurent inégalées.

À Bad Ischl, haut lieu de l’opérette où se déroule chaque été le Festival Lehár, Orphée aux Enfers (Orpheus in der unterwelt) revient cette saison dans une nouvelle production signée Thomas Enzinger. Le résultat ? Un spectacle brillant, foisonnant, drôle, insolent, qui respecte l’esprit frondeur d’Offenbach tout en l’ancrant résolument dans notre époque.
Une œuvre intemporelle
On se souvient de l’audace d’Offenbach lorsqu’il choisit d’attaquer l’une des figures les plus sacrées de la mythologie : Orphée. Loin du poète inspiré et de l’amant inconsolable, il campe un professeur de violon morne et grincheux, mal marié à une Eurydice frivole qui rêve d’évasion. Pluton s’empresse de la séduire, Jupiter de la courtiser, et l’Opinion publique, garante hypocrite de la morale contraint Orphée à descendre aux Enfers pour sauver une é<pouse qu’il ne souhaite pas retrouver.
Tout s’éclaire : derrière les rires, Offenbach dénonce l’ennui du mariage, l’oisiveté des dieux, l’abus de pouvoir et l’hypocrisie sociale. La satire mord, sans jamais alourdir. Le galop infernal, devenu universel, dépasse le simple tube de cabaret : il incarne une jubilation iconoclaste, un triomphe de la liberté débridée face aux conventions.

La mise en scène de Thomas Enzinger
À Bad Ischl, Thomas Enzinger évite deux écueils : la reconstitution poussiéreuse et l’actualisation outrancière. Son Orphée aux Enfers équilibre respect du livret et regard contemporain. Les décors de Stefan Wiel basculent entre l’Olympe figé dans une solennité ridicule et les Enfers transformés en cabaret flamboyant. Les costumes de Sven Bindseil mêlent références mythologiques et touches pop, dessinant un univers volontairement hétéroclite où le XIXe siècle dialogue avec les réseaux sociaux d’aujourd’hui.
Cette lecture décapante transpose les dieux antiques en figures de notre société hyperconnectée : selfies, influenceurs, postures « instagrammables » et bacchanales médiatisées. Loin de trahir Offenbach, cette mise à jour révèle combien sa satire conserve une universalité percutante. Les dieux de l’Olympe rappellent sans peine certains dirigeants contemporains, amateurs de privilèges et de mises en scène.
Une distribution en grande forme

La réussite repose aussi sur une équipe vocale engagée. Robert Bartneck (timbre agréable de ténor lyrique) campe un Orphée terne à souhait, costume gris-beige et faux sérieux, incarnation parfaite du mari médiocre. Face à lui, Jeannette Wernecke illumine Eurydice de ses aigus cristallins et de son allure mutine, robe rose bonbon qui la rapproche davantage d’une héroïne de pop culture, une sorte de Paris Hilton de l’Olympe, plus frivole icône médiatique que figure tragique.
Peter Bording, en Pluton, séduit par sa noirceur élégante et son cynisme caustique, tandis que Martin Achrainer impose un Jupiter autoritaire et hilarant, irrésistible en mouche séductrice. Mention spéciale à Eva Schöler, Opinion publique métamorphosée en influenceuse hyperconnectée, trouvaille scénique ultra moderne qui déclenche autant de rires que de réflexions sur notre société. Lukas Karzel, en Mercure pop, électrise la salle dans un numéro cabaret digne d’un clip des années 2000, véritable sosie de Justin Timberlake des Cieux, alliant prestance scénique et brio vocal. Quant au Directeur-Intendant du Festival Thomas Enzinger, il s’offre un Styx farfelu et jubilatoire, transformant son air en leitmotiv comique du spectacle.

Chorégraphie et direction musicale
La chorégraphie de Lukas Ruziczka puise autant dans la comédie musicale que dans le cabaret, multipliant les séquences dansées avec une énergie contagieuse. Le chœur, préparé par Matthias Schoberwalter, associe précision musicale et fantaisie scénique et joie débordante de jouer.
Sous la baguette inspirée de László Gyüker, l’orchestre pulse avec des tempi nerveux et un brio constant. La musique d’Offenbach, vive et incisive, resplendit avec éclat, portée par des musiciens manifestement galvanisés.

Une fête satirique et jubilatoire
Ce qui frappe, au-delà des performances individuelles, réside dans l’atmosphère collective. Tout le théâtre participe à une gigantesque comédie humaine où la satire, l’humour et l’autodérision triomphent. Le spectateur plonge dans un tourbillon de rires, de danses et de caricatures qui, sous leurs dehors légers, dévoilent une critique sociale toujours actuelle.
En définitive, cet Orphée aux Enfers du Festival Lehár réussit le pari de rester fidèle à l’esprit d’Offenbach tout en parlant à notre époque. La farce antique se transforme en satire contemporaine, la caricature des dieux s’élargit à nos propres travers, et l’énergie de la mise en scène emporte le public dans une fête irrésistible. Un spectacle qui aurait de quoi rendre fiers les héritiers d’Offenbach, et qui donne furieusement envie de se lever pour danser le galop infernal (devenu dans le langage courant « french cancan ») .
Cécile Beaubié
8 août 2025
Orphée aux Enfers (Jacques Offenbach)
Direction : László Gyüker – Mise en scène : Thomas Enzinger – Décor : Stefan Wiel – Costumes : Sven Bindseil – Lumières : Johann Hofbauer – Chorégraphie : Lukas Ruziczka et Katharina Glas – Chœur : Matthias Schoberwalter.
Distribution :
Robert Bartneck (Orphée) – Jeannette Wernecke (Eurydice) – Eva Schöler (L’opinion publique) – Peter Bording (Pluton) – Martin Achrainer (Jupiter) – Eva Schneidereit (Junon) – Lukas Karzel (Mercure) –Thomas Enzinger (John Styx) – Alicja Ciesielczuk (Diane) – Claudiu Sola(Mars) –Philip Guirola Paganini (Cupidon) – Sophie Schneider (Vénus).