Un pasticcio
L’opérette, qui connut le succès qu’on sait, ne naît pas du néant. Telle qu’on la connaît dans sa variété multiforme elle est l’héritière des siècles la précédant. Saint-Saëns y voyait une fille de l’opéra-comique qui aurait mal tourné, mais à laquelle il reconnaissait beaucoup de charme. Fille de l’opéra-comique elle l’est, du vieil opéra-comique issu des spectacles de la Foire et non l’opéra-comique de la seconde moitié du dix-neuvième, devenu « petit grand opéra ». Il faut rappeler que l’opéra-comique dans sa forme première est né des contournements d’une réglementation des théâtres très spécifique à la France, et d’abord à Paris où Le Théâtre Français et l’Académie Royale de musique jouissaient d’un quasi monopole sur lequel ils veillaient jalousement.
On sait le rôle joué par les franchises dont jouissaient les grandes foires annuelles parisiennes, au gré du bon vouloir royal, dans l’émergence du genre qui s’épanouit pleinement au dix-huitième siècle où il commence à s’institutionnaliser. La parodie fut une de ses ressources, parodie de l’opéra, de ses pompes et de ses nobles sujets. On mesurait le succès d’un opéra à sa parodie à l’opéra-comique. Avant qu’on en vînt à composer des ariettes originales on puisait un peu partout et, pour ce qui est de la parodie de l’opéra on détournait allègrement l’original. Par ailleurs ce même opéra pratiquait parfois le pasticcio, procédé venu d’Italie, comme son nom l’indique, et qui consiste à bâtir une œuvre à partir d’emprunts à des partitions d’origines diverses. Le Médée et Jason proposé par la compagnie Les Surprises reprend avec bonheur ce double procédé de la parodie et du pasticcio en détournant l’affreuse tragédie de Médée tuant ses enfants pour se venger de Jason, leur volage géniteur.
Médée déclarant au malheureux Jason se lamentant sur la perte de ses enfants « ils n’étaient pas de toi ! », suffit à résumer l’esprit de cette version qui est un feu d’artifice des trouvailles de cet acabit.
Mise en scène et distribution
Le dispositif scénique est centré sur une très fructueuse hybridation entre un petit théâtre forain et le pont de l’Argo sur lequel Jason s’embarqua pour sa quête de la Toison d’Or. La chose au fond n’est pas si curieuse quand on sait que les machineries des théâtres étaient l’œuvre de charpentiers de marine. On voit d’ailleurs dans ce dispositif, et à l’usage, l’évidente parenté entre la manœuvre des voiles et celle des poétiques toiles peintes du décor. Le gréement se fait cintres et la cale du navire devient dessous du plancher de scène. Le navire est échoué et le théâtres en piteux état. Il y a du minable là-dedans. C’est que le tragique et l’héroïque y sont ramenés à une dimension prosaïque, comme chez Offenbach. Très caractéristique de cette démarche est par exemple le costume de Jason. Cuirasse pectorale et jambières métalliques y sont réduits à l’état d’accessoires d’un costume-veston un peu étriqué où, sur un fond gris clair, s’ébat une ribambelle de chevaux rouges qui ne sont pas sans rappeler le cavallino de Ferrari. Il brûle d’amour pour une Créuse qui a des allures de poupée chinée à la brocante, tandis que Médée est mi-torera mi-maîtresse sado-maso, quant à Norine elle ne jurerait pas dans l’Opéra de quat’ sous. Les argonautes tels les Dupond-Dupont adoptent la jupette des evzones tandis que l’équipage, en marins de revue tout de rouge vêtus soignent le détail jusqu’au tatouage en forme d’ancre.
Loin de la pandémie chromophobe qui afflige les scènes, lyriques ou non, le code couleur est éclatant, dominé par le rouge et le noir (couleurs paraît-il de la tragédie) mais aussi par le vert pour Créuse et Créon. Cette fantaisie foisonnante du décor, des costumes et de la mise en scène est à inscrire au mérite de Pierre Lebon, elle en assure l’unité et les synergies.
En fait le personnage clé de cette version décapante est finalement Jason. Il s’inscrit dans la tradition de certains Arlequins du Théâtre Italien (qui fusionna en 1762 avec l’Opéra-Comique), sans cesse en prise avec des difficultés qu’il s’efforce à surmonter par l’astuce. La filiation est évidente dans la scène où, ne trouvant pas les mots pour répondre aux reproches de sa maîtresse, il le fait avec pétulance par une voie détournée.
Dans ce répertoire où les amoureux ne cessent de soupirer, en bon comico dell’arte , il revendique la pertinence du soupir intestinal. Il est tiraillé entre une Créuse un peu casse-pieds (Ingrid Perruche) et une Médée avec qui on ne rigole pas (Lucie Roche). Sa ruse est au service de la trouillardise et de la lâcheté, et il sait être parfaitement faux cul à l’occasion. Flannan Obé incarne le personnage avec virtuosité. La gestuelle (ou gestique pour certains spécialistes) est, comme pour tout le reste de la distribution, un élément premier, elle est à la fois rigoureuse et fluide. Très codifiée elle n’en est pas moins paradoxalement naturelle. On mesure d’ailleurs à ce jeu combien le cinéma muet en faisait encore usage.
Les deux rivales sont, dans le jeu et le costume, très caractérisées, l’une stricte dans l’expression et le noir près du corps tandis que l’autre, plus évaporée se meut dans le vaporeux des marquises jouant les bergères. La classique confidente (Eugénie Lefebvre) a le côté forte femme un peu souillon qui ne craint pas de se salir à la tâche.
Quant au personnage du roi Créon, moribond (Matthieu Lécroart), il relève du total burlesque.
La musique
Tout ceci est prétexte au déploiement de la musique. Le répertoire est clair : on est dans le baroque. On y retrouve les incontournables : Charpentier, Lully, Rameau, Marais, Destouches… Bien qu’étant dans la parodie, et même pour cette raison, sont déroulés tout ce que les maîtres italiens ont appelé affetti, ces formes musicales qui reflètent des sentiments premiers universels : passion amoureuse, fureur, désolation, consolation, soif de vengeance, attente, regrets, remords etc. Les compositeurs en question subliment les codes propres à ces affetti. Tout l’art de la parodie réside dans le décalage entre cette musique savante destinée à un public huppé et les paroles qui leur sont greffées pour mieux les désacraliser.
Cela requiert un doigté particulier car si on ne veut pas glisser dans la facilité, voire la vulgarité, il faut rester dans le ton. À cet égard ce spectacle est une totale réussite. On est devant un désopilant « à la manière de » si bien fait que, sans les dérapages vers l’absurde ou le saugrenu, on y croirait presque. Le langage baroque, de par la relative étroitesse de son vocabulaire, son côté corseté parfois, convenu souvent, s’il n’est pas manié par un Corneille, un Racine ou un Quinault pour l’opéra, a vite fait de sombrer dans le verbeux et le creux. Ici la chose est faite à dessein, comme pourront le faire plus tard un Offenbach ou un Hervé avec les codes de l’opéra romantique et son côté parfois pompier. (« L’homme à la pomme, hélas ! »). La démarche en ce domaine porte à coup sûr : l’auditeur qui n’apprécie guère le baroque y verra une démolition dans les règles tandis que celui qui y trouve plaisir entrera dans une réjouissante complicité. L’auditeur naïf s’en amusera. On retrouve là le côté « feuilleté » du lyrique léger et son « comprenne qui peut ».
Il en va pour les dialogues de la même façon « à la manière de » qui tient la distance, chose à remarquer. Tout ceci fait qu’on peut à tout instant se délecter d’un vers inattendu, de rimes balourdes : (« Jason » rimant avec « oison » »), il en reste quelques exemples à la mémoire : « Cerbère m’a mordu/ Je suis perdu ». On hésite parfois à savoir si on est vraiment dans la parodie « Il pleuvait sur nos toits/ Des feux grégeois » ou l’invocation furieuse « Puissances célestes ! / Puissances terrestres ! ».
Dans cette dramaturgie du pince-sans-rire musical il est essentiel que les effets ne soient pas soulignés lourdement. Le soin avec lequel toute la partie musicale est exécutée, exactement comme s’il s’agissait d’une œuvre « sérieuse » fait merveille. On est dans du beau baroque, interprété avec l’engagement qui lui convient. Le plaisir de l’esprit est doublé par celui de l’oreille. À cet égard tous les interprètes sont à la hauteur et on les englobe volontiers dans la réussite de ce Médée et Jason inattendu.
L’orchestre présent sur scène, ne donne pas le sentiment de l’être par défaut, mais en matelots et matelotes les musiciens se font argonautes et sont partie prenante de l’action. Il a fallu talent et expertise à Louis-Noël Bestion de Camboulas pour donner une unité stylistique et expressive à des musiques tout de même porteuses d’une identité propre marquée. Le résultat est très convainquant. Si on ne savait pas que le baroque peut swinger on en aurait la preuve mais il peut aussi servir admirablement l’éventail chatoyant des affetti. Il y a quelque chose de bio dans l’usage d’instruments précédant les perfectionnements techniques du dix-neuvième siècle. Les brèves citations de répertoire romantique (Le Nouveau Monde, la Belle au bois dormant…) soulignent la chose. Paradoxalement, mais pas tant que cela, on découvre avec jubilation combien la Cumparcita sonne bien avec une telle formation. On est moins étonné de l’adéquation avec le chant de marins où l’effet biniou et bombarde va de soi.
Il manquerait assurément quelque chose sans les épisodes dansés qui sont allègrement enlevés.
La distance est brève entre le bouffon et le tragique. C’est devant ce Jason façon Arlequin, mort pour de bon, que Norine (Eugénie Lefèbvre) chante sa poignante lamentation finale dans le grand silence de la salle saisie par ce soudain rappel – très baroque pour le coup – sur lequel s’achève cette tragédie bouffe.
L’équipe des Surprises tout en renouant avec les pratiques anciennes dont l’opérette est petite-fille, ne fait pas pour autant dans l’archéologie. On a là autre chose qu’un retour aux sources. Les seules incursions dans des musiques postérieures, habilement dosées, en sont le démenti. C’est simplement la démonstration de la persistance de logiques qui battent en brèche le diktat, très français, du non mélange des genres et le diktat romantique de l’auteur solitaire, tourmenté et furieusement nombriliste. Clairement sous ce baroquisme revendiqué se devine l’incontournable mémoire d’Offenbach. Jupin y est évoqué au passage. Sur bien des plans d’ailleurs l’opérette aurait parfois quelques leçons à tirer de ce Médée et Jason dans l’art de pratiquer le comique et la fantaisie les plus libres sans jamais céder à la facilité ou à la vulgarité. Les baroqueux ne boudent d’ailleurs pas ce répertoire pourtant éloigné de leur terrain de chasse. On pense à Minkowski, dirigeant Offenbach, Gardiner dirigeant l’Étoile de Chabrier ou Harnoncourt se frottant à la Chauve-Souris. L’importance de la diction propre au deux esthétiques est peut-être pour quelque chose dans ce rapprochement.
Le public a fait un très bon accueil à cette production sortant de l’ordinaire.
Gérard Loubinoux
11 janvier 2025
Médée et Jason (divers compositeurs)
Direction et arrangements musicaux : Louis-Noël Bestion de Camboulas – Mise en scène, scénographie et costumes : Pierre Lebon
Distribution :
Lucie Roche (Médée) – Ingrid Perruche (Créuse) – Eugénie Lefèbreve (Cléone et Nérine)
Flannan Obé (Jason) – Matthieu Lécroart (Créon) – Pierre Lebon(Arcas) – Joan Vercoutere et Gabriel-Ange Brusson (Danseurs et chanteurs)
Ensemble les Surprises.