Louise, Aix-en-Provence

Louise, Aix-en-Provence

(photo Monika Ritterhaus)

La vérité crue derrière les rêves d’émancipation

Dans le cadre somptueux de la cour de l’Archevêché, Elsa Dreisig incarne une Louise poignante et complexe dans l’opéra rare de Gustave Charpentier. Avec la mise en scène audacieuse de Christof Loy et la direction musicale inspirée de Giacomo Sagripanti, cette relecture transforme un drame naturaliste en voyage mental, presque halluciné, où la quête d’émancipation se heurte à l’enfermement intime et familial.

Un opéra symboliste aux faux airs de libération

On connaît Louise comme un manifeste lyrique du Paris ouvrier et libertaire de la fin du XIXe siècle, où une jeune couturière choisit l’amour et la liberté aux côtés de Julien, poète bohème. Pourtant, dans cette vision proposée par Christof Loy, il n’en est rien. L’amour libre et l’émancipation féminine n’y triomphent plus. Tout ce que l’on voit est présenté comme des souvenirs, cauchemars ou fantasmes issus de l’esprit de Louise, enfermée dès les premières minutes dans une salle d’attente d’hôpital psychiatrique.

Le metteur en scène signe ici une lecture radicale, en faisant de Louise non pas une héroïne victorieuse, mais une jeune femme brisée, prise au piège d’une relation toxique avec ses parents, et surtout son père, dont les traits envahissent peu à peu ceux de l’amant Julien. Le metteur en scène éclaire ainsi une autre forme de drame, plus souterraine, enracinée dans l’inconscient de l’œuvre : celui d’une victime d’un abus enfoui, d’une dépendance affective destructrice, et d’un imaginaire érotisé qui sert de refuge autant que de prison.

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(photo Monika Ritterhaus)

La scène finale, miroir exact de la scène d’ouverture, referme le cercle avec violence : la libération ne viendra pas. Seule persiste l’image d’une jeune patiente, rendue silencieuse, presque absente. Un geste fort, un clin d’œil explicite à toutes ces femmes “hystériques” que l’on a enfermées pour avoir voulu penser, aimer, exister autrement.

Christof Loy fait preuve d’une rigueur redoutable dans la direction d’acteur. Chaque regard, chaque geste, chaque silence est habité d’un sens profond. Les interprètes, visiblement portés par une grande liberté scénique et musicale, incarnent avec justesse les tensions internes de leurs personnages. Aucun ne se réduit à un archétype, et c’est toute la force de cette proposition : celle de laisser au spectateur la responsabilité de ses interprétations, sans jamais imposer un discours ou un jugement. Un véritable tour de force.

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(photo Monika Ritterhaus)

Elsa Dreisig : une Louise entre lumière et abîme

La performance d’Elsa Dreisig est au cœur de la réussite de la production. Elle habite son rôle avec une intensité rare, faisant de Louise une jeune femme en équilibre instable entre rêve et cauchemar, entre espoir d’un avenir amoureux et impossibilité de rompre avec ses blessures d’enfance. Sa voix, d’une fragilité nuancée, épouse chaque inflexion psychologique de son personnage. Elle incarne une adolescente qui oscille sans cesse entre le besoin d’être rassurée et le désir de liberté. Cette tension se manifeste à la fois dans le timbre (souple, malléable, d’une diction limpide) et dans le phrasé, toujours respectueux de la langue française. À travers ses nombreux allers-retours intérieurs, elle fait ressentir toute la progression tragique de Louise : une jeune fille qui espère encore, qui veut croire à l’amour, tout en étant hantée par une violence familiale sourde, une relation incestueuse jamais dite mais toujours là, dans les regards, les silences, les gestes.
Son grand air, « Depuis le jour », devient alors bien plus qu’un souvenir heureux : c’est un moment suspendu, un souffle de liberté corporelle et sensorielle, un instant d’épanouissement féminin enfin assumé. Elle y raconte, presque dans un murmure extatique, l’effet de cette nuit d’amour, avec des fins de phrases suspendues, d’un érotisme flottant et délicieux. Le contraste avec la fin, où tout s’effondre, n’en est que plus cruel.

Nicolas Courjal : un père au bord de l’abîme

Le traitement du rôle du père est une des réussites du spectacle. Nicolas Courjal, avec sa voix profonde et sa présence scénique puissante, compose un personnage à la fois monstrueux et profondément humain. Jamais caricatural, son père n’est ni totalement bourreau, ni entièrement victime. On perçoit un homme brisé, détruit, qui exerce une emprise terrible sur sa fille tout en inspirant, par instants, une forme d’empathie dérangeante.
La mise en scène ose explorer l’impensable : le lien père-fille comme nœud central de l’opéra, où le personnage de Julien n’est qu’un double rêvé. Le grand duo d’amour final devient alors une scène hallucinée, presque insoutenable, où Louise, délirante, provoque son père tout en lui déclarant une forme d’amour. Une vision taboue, terriblement forte.

Adam Smith et Sophie Koch : figures du fantasme et de la douleur

Adam Smith, en Julien, incarne cet amant fantasmé, presque trop parfait pour être réel. Son jeu scénique est solide, son charisme évident. Vocalement, malgré quelques aigus imprécis en première partie de soirée, il offre une projection sonore convaincante. Il se glisse dans le rôle de ce Julien rêvé avec une certaine distance, presque comme une apparition dans l’esprit de Louise.

Sophie Koch, quant à elle, campe une mère dure, violente, parfois absente. Son interprétation convainc avant tout par sa justesse dramatique : elle suggère, dans un jeu très physique, la brutalité latente de cette femme, plus que par la pure qualité vocale. Elle incarne à merveille le poids d’une morale rigide, d’un foyer qui enferme plus qu’il ne protège.

Autour du quatuor principal, plusieurs artistes se distinguent. Marianne Croux, en Irma, insuffle une vivacité et une fraîcheur charmantes. Annick Massis touche par l’élégance nostalgique de son chant. La scène des couturières, vivante et précise, témoigne d’un travail d’ensemble très réussi.

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(photo Monika Ritterhaus)

Sagripanti : l’orchestre comme double de l’inconscient

Giacomo Sagripanti mérite ici des éloges particuliers. Le maestro italien, récemment décoré Chevalier des Arts et des Lettres (honneur reçu quelques heures avant la dernière représentation), se révèle un interprète d’une grande sensibilité. Il dirige l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Lyon avec un sens aigu du théâtre musical, toujours au service du drame et des chanteurs.
Ce n’est pas simplement un accompagnateur : l’orchestre devient ici la voix de l’inconscient, celle qui dit tout ce que les personnages n’osent pas formuler. Dans cette mise en scène qui écarte visuellement Paris, Sagripanti restitue par la musique toute l’âme de la ville. Chaque passage orchestral devient un tableau : Paris vibre, éclate, s’éveille sous les archets, notamment dans les scènes chorales ou la scène de la fête, où il équilibre avec brio animation populaire et retenue dramatique.

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(photo Monika Ritterhaus)


Ses tempi, parfaitement choisis, permettent aux chanteurs d’explorer pleinement leurs émotions. Il sait faire ressortir les couleurs pittoresques de la partition comme ses accents symbolistes. Dans les transitions, il joue des contrastes de textures, de dynamiques et de rythmes pour souligner les glissements d’une scène à l’autre – rêve, cauchemar, souvenir, hallucination. À lui seul, il fait entendre une autre dramaturgie, complémentaire et parfois opposée à la mise en scène.
La scène finale, en particulier, est une démonstration de son art : l’orchestre devient presque narrateur, commentateur de l’effondrement intérieur de Louise. Une direction d’orchestre d’une précision et d’une expressivité remarquable, comme à son habitude dans ce répertoire.

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(photo Monika Ritterhaus)

On ne sort pas indemne de cette Louise . La relecture proposée par Christof Loy déconstruit le mythe de la libération amoureuse pour mieux révéler les mécanismes d’aliénation familiale, sociale et psychique. Si certains pourront regretter l’effacement du Paris naturaliste et la transformation radicale des personnages, il faut reconnaître à cette proposition une cohérence bouleversante et une portée profondément contemporaine.

Ce soir-là, de nombreux spectateurs ont découvert “Louise” pour la première fois. Et on sait combien une première rencontre avec une œuvre peut être bouleversante. Nul doute qu’ils se souviendront de l’audace de la mise en scène, de la précision orchestrale et de la performance majuscule d’Elsa Dreisig. Un opéra rare, un chef-d’œuvre révélé dans toute sa complexité et son ambiguïté. À programmer de nouveau, sans hésiter !

Aurélie Mazenq
3 juillet 2025

Louise, Gustave Charpentier

Direction musicale : Giacomo Sagripanti – Mise en scène : Christof Loy – Scénographie : Étienne Pluss – Costumes :Robby Duiveman – Lumière : Valerio Tibéri – Dramaturgie :Louis Geisler
Distribution :
Louise : Elsa Dreisig – Julien, Le Noctambule : Adam Smith – La Mère, La Première d’atelier : Sophie Koch – Le Père, Le Chiffonnier : Nicolas Courjal –
Un marchand d’habits, Le Pape des fous : Grégoire Mour – La – Balayeuse : Annick Massis – Irma : Marianne Croux – Gertrude : Carol García – Camille : Karolina Bengtsson – Madeleine : Marie-Thérèse Keller – Marguerite, La Laitière : Julie Pasturaud – Élise, La Petite Chiffonnière : Marion Vergez-Pascal – Suzanne, La Glaneuse de charbon : Marion Lebègue – Blanche, La Plieuse de journaux : Jennifer Courcier – L’Apprentie, Le Gavroche : Céleste Pinel – Le Bricoleur : Frédéric Caton – Les Gardiens de la paix :Filipp Varik / Alexander de Jong.
Chœurs de l’Opéra de Lyon, Chef de chœurs : Benedikt Kearns
Orchestre de l’Opéra de Lyon – Maîtrise des Bouches du Rhône / Orchestre des Jeunes de la Méditerranée

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