L’Opéra de Limoges propose, avec l’Opéra Grand Avignon, une coproduction de l’opéra-comique de Francis Poulenc Les Mamelles de Tirésias dans une mise en scène de Théophile Alexandre. L’ouvrage est donné avec, en avant spectacle, la partition piano restituée de Germaine Albert-Birot du « drame surréaliste » éponyme de Guillaume Apollinaire et, précédé en salle, du court-métrage Good Girl (2022) réalisé par Mathilde Hirsch et Camille d’Arcimoles.
Deux œuvres en miroir
Les Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc (1899-1963) ont en effet pour livret un « drame surréaliste » de Guillaume Apollinaire (1880-1918) monté au théâtre Maubel à Montmartre en 1917 dont les conditions d’écriture et de représentation interrogent. C’est poussé par Pierre Albert-Birot, directeur de la revue Sic, qu’Apollinaire se convertit un peu malgré lui au théâtre. On a pu mettre la thèse de la repopulation de la France (« faites des enfants, vous qui n’en faisiez guère », dit le texte) avec un contexte qui la justifiait : l’hécatombe de la guerre de 14 dans laquelle le poète est lui-même engagé, ses propres dires sur son désir d’enfants à Madeleine avec qui il est fiancé (avant de rompre). Néanmoins la pièce kaléidoscopique et loufoque ne cesse de surprendre, comme on peut en juger.

Dans un prologue à la Paillasse un chef de troupe rappelle aux femmes leurs devoirs de soumission et de fécondité. Ce n’est pas ainsi que l’entend l’accorte Thérèse bien décidée à renier sa féminité. Elle se débarrasse de ses seins que symbolise l’envol de deux ballons ; une moustache postiche achève sa transformation en homme. Elle se revendique féministe quant à l’accès aux métiers qu’on dénie aux femmes. Son mari de son côté s’habille en femme. Tous les deux assistent à une dispute entre deux ivrognes qui finissent par s’entre-tuer (avant de ressusciter à la fin de l’acte !) Le mari face aux récriminations de sa femme décide que c’est lui qui accouchera. Il met au monde plus de 40000 bébés parvenus en un clin d’œil à l’âge adulte.
Circulent sur scène un journaliste intrigué et un gendarme qui n’est pas insensible à l’attrait du mari déguisé. Mais ce dernier s’inquiète surtout pour Zanzibar qui ne pourra nourrir autant de bouches. Rendez-vous est pris avec une cartomancienne dont les propos obscurs suscitent à son égard la violence du gendarme. Le mari la délivre de l’agression et reconnaît sous les traits de la tireuse de cartes Thérèse, sa propre femme revenue selon lui à de meilleurs sentiments. Elle reprend son statut traditionnel et tous s’accordent pour dire au public de faire beaucoup d’enfants.
Dans le Poète assassiné Apollinaire pourfend le théâtre de son temps et d’après Pascal Pia, un des meilleurs connaisseurs du poète, il aurait antidaté au début du siècle la genèse des Mamelles de Tirésias pour ne pas être pris en défaut d’avant-gardisme, dans un Paris où on ne parle que de Parade d’Éric Satie. Dans cet esprit il est difficile d’imaginer qu’Apollinaire ait voulu écrire une pièce à thèse quand on lit l’appel loufoque du mari à procréer pour des raisons économiques : « Plus j’aurai d’enfants / Plus je serai riche et mieux je pourrai me nourrir. »

Le livret de l’opéra-comique qui reprend, à quelques ajustements près, la pièce trois décennies plus tard ne lève pas l’ambiguïté. Francis Poulenc se replonge avant tout dans l’atmosphère des surréalistes non dogmatiques. Dans son panthéon figurent Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Paul Éluard, Pablo Picasso (ce dernier cité dans l’ouvrage : « Et vive le pinceau de l’ami Picasso ») et plusieurs autres.
L’effet miroir des époques a lui-même joué un rôle : la sortie de la Seconde Guerre Mondiale répond à l’année 1917 de la Grande Guerre. Dès 1919 Poulenc a mis en musique Le Bestiaire d’Apollinaire, puis à la suite une trentaine de poèmes du poète. On n’est pas étonné que le décor de l’œuvre lyrique qui se déroule à Zanzibar évoque, plus que les côtes africaines, Monte-Carlo où l’auteur de la « Chanson du mal aimé » a passé une partie de sa vie. Dans les Mamelles de Tirésias les théories sont tournées en dérision et l’esprit de pochade l’emporte sur le sérieux. Le ballet des signifiants trouve sa source dans les glissements sémantiques, l’homonymie et la paronomase (notamment les jeux de mots de Presto et Lacouf et les fusées comme « la boulangère tous les sept ans changeait de peau ».)
L’inquiétude est placée ailleurs si on prend conscience que Francis Poulenc a écrit son ouvrage alors qu’il traversait un état de dépression.
La mise en scène de Théophile Alexandre
Pour autant, les lignes de forces n’en disparaissent pas, mises en évidence par le metteur en scène Théophile Alexandre dans le dossier de presse pour qui « les questions de genre n’ont jamais été autant d’actualité, les incitations natalistes ressurgissent, et malgré le siècle qui nous sépare de son écriture, l’allégorie d’Apollinaire reste visionnaire et précurseure par sa surréaliste inversion des fonctions reproductrices et toutes les questions qu’elle soulève… Heureux et heureuses qui …comme Thérèse libérées de leurs attributions de sexe biologique s’affranchissent des codes et diktats, en quête de fluidité afin que chaque âme, chaque étoile « s’autorise à être simplement », au-delà de sa fonction, de son genre, de son sexe.
La scénographie signée Camille Dugas offre un cadre idéal à la mise en scène virtuose et raffinée de Théophile Alexandre (qu’on connaît à l’Opéra de Limoges depuis les Chevaliers de la Table ronde et surtout No(S) Dames en 2022). Dans cet ouvrage son auteur se bat contre la fatalité du genre. Plusieurs éléments mobiles et métaphoriques composent et décomposent un visage. Les lèvres, le nez ou la moustache deviennent fonctionnels, les premières notamment sous la forme d’un immense canapé rouge qui n’est pas sans rapport avec celui vu dans des mises en scène de Lulu de Berg ; viendront compléter ce visage des yeux obsessionnels et même à l’acte II les oreilles démesurées du journaliste. Les mises en abyme du décor se déclinent dans les détails à voir en accessoire avec la moustache de Thérèse ou les yeux miniaturisés du Peuple. Après la scène statique mais chorégraphiée du Prologue vient la révolte de Thérèse qui se débarrasse de ses « appâts féminins ». Cet épisode inaugural installe l’ouvrage et la mise en scène qui en traduit la problématique à la fois dans la parodie du féminisme et dans sa revendication sans concession, l’idée de surréel permettant de surmonter la contradiction. Dans les scènes qui suivent le regard clownesque sur l’algarade de Presto et Lacouf dans d’étranges costumes rompt avec tout réalisme. L’entrée du gendarme amène un peu de vraisemblance, avant que le finale de l’acte I trouve sa véritable dimension dans le music-hall. On sait l’importance de ce dernier dans l’entre-deux-guerres dont l’emblème est la fameuse « revue nègre » où figure Joséphine Baker et qui est suggérée scéniquement.

L’acte II est plus discursif avec l’entrée de différents personnages (le journaliste, le fils, le gendarme à nouveau, la cartomancienne). Il s’ouvre avec la massification des lingots d’or apportés par les caddies du consumérisme. Ils anticipent les déclarations du mari qui assure s’enrichir en procréant à outrance : « plus j’aurai d’enfants, plus je serai riche », la bouffonnerie mettant en cause une telle confiance dans l’exigence de repopulation. Après les scènes disruptives avec le journaliste et un des fils, le retour de Thérèse sous les espèces de la cartomancienne donne une clef à l’ouvrage contenue également dans le traitement du chœur imprécateur et drapé de noir évoquant peut-être le deuil survenu avec l’hécatombe de la Grande Guerre.
La mise en scène met en évidence un certain fantastique dans un monde où les objets virevoltent (Causette ou lingot), où les costumes (Nathalie Pallandre) sont sexualisés, où les couleurs (le rouge, le noir et le doré) ne sont pas sans signification, où les éclairages (Judith Leray) souvent violents parachèvent une proposition nourrie par une vision bien circonstanciée et entraînante du surréalisme.
La chorégraphie centrée sur deux danseurs très remarqués s’était immiscée dans la soirée lors du concert donné dans le foyer de l’Opéra qui a permis de faire entendre sous les doigts de l’excellente cheffe de chant par ailleurs, Élisabeth Brusselle, la musique de scène qui accompagnait la création du « drame surréaliste » d’ Apollinaire en 1917.
La distribution
Très homogène et collant parfaitement à la mise en scène elle est partie prenante du message délivré.
Sheva Téhoval, applaudie récemment dans le Voyage dans la lune ou dans Ô mon bel inconnu, a la tessiture et l’étendue des registres qui font de Thérèse un rôle percutant. Ses interventions (« Non monsieur mon mari », ou les ariettes de la cartomancienne comme « Qu’importe, viens cueillir la fraise ») impressionnent, imposant un personnage énergique à la voix lyrique et aux subtiles couleurs.
Dans le mari Jean-Christophe Lanièce, un baryton qu’on a pu chroniquer dans Voyage d’automne cette saison, est vraiment parfait ; la projection, la diction, le volume d’un bel organe aigu donnent à l’interprète les moyens d’exprimer toutes les facettes du mari, notamment dans son air de conversion à la paternité prolifique, « Fameux représentant de toute autorité » ou l’air semi chanté de l’acte II « Faisons d’abord un journaliste ».
Marc Scoffoni est un directeur de théâtre, puis un gendarme éloquent au phrasé intense dans le prologue. Philippe Estèphe au timbre clair et sonore et Blaise Rantoanina à la quinte aiguë précise s’accordent parfaitement dans leur duo bouffe ; le second est un fils bienvenu aussi bien vocalement que scéniquement. Matthieu Justice a le sens de la comédie et fait montre d’un chant soutenu et bien timbré dans le rôle du journaliste. Les autres rôles sont à l’avenant, Ingrid Perruche dans la marchande de journaux, Floriane Duroure dans la dame élégante, Christophe di Domenico dans le monsieur barbu.
Le chef d’orchestre Samuel Jean articule avec bonheur les rythmes variés du paso-doble, de la polka, de la parodie de gavotte ou de la valse finale avec les phrases qui font penser à celles de Blanche de la Force dans Dialogues des carmélites et qui font de la partition de Francis Poulenc un véritable régal. Le théâtre et la symphonie traduits par l’orchestre symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine au mieux de son éclat sont à leur acmé. Le chœur très impliqué et préparé par Arlinda Roux Majollari est excellent. Les deux danseurs, Lucille Mansas et Dimitri Mager, tout à fait remarquables, sont le lien entre Apollinaire et Poulenc, sans cesser d’insuffler un contre-chant ironique, sensible et rythmé.
Le spectacle très applaudi a plongé le public dans un onirisme et un surréel bien reçus au point que la table ronde qui lui a fait suite attirait encore une grande partie de la salle.
Didier Roumilhac
13 Mai 2025
Les Mamelles de Tirésias (Francis Poulenc)
Direction musicale : Samuel Jean – Mise en scène : Théophile Alexandre – Cheffe de chœur : Arlinda Roux Majollari – Scénographie : Camille Dugas – Costumes : Nathalie Pallandre – Lumières : Judith Leray.
Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle-Aquitaine et Chœur de l’Opéra de Limoges.
Distribution :
Sheva Téhoval (Thérèse / Tirésias / cartomancienne) – Jean-Christophe Lanièce (Le mari) – Marc Scoffoni (Le gendarme / le directeur de théâtre) – Philippe Estèphe (M. Presto) – Blaise Rantoanina (M. Lacouf / le fils) – Ingrid Perruche (La marchande de journaux) – Matthieu Justice (Le journaliste) – Floriane Duroure (La dame élégante) – Christophe Di Domenico (le monsieur barbu) – Lucille Mansas, Dimitri Mager (Danseurs)
La production sera reprise le 6 et 8 juin 2025 à l’Opéra Grand Avignon