Henri Chivot et Alfred Duru

Henri Chivot et Alfred Duru

Henri Chivot

« DURU et CHIVOT » … ou bien … « CHIVOT et DURU » ?

Toujours permutables, rarement séparables !

Ces deux noms accolés, véritable raison sociale de plus d’une centaine d’intrigues théâtrales, s’affichent durant presque quarante ans, sans discontinuer, à la façade de la plupart des salles parisiennes. Avec le même esprit, la même finesse, la même sagacité, leur plume s’illustre dans toute la gamme des spectacles, et dans toutes leurs dimensions : de un à cinq actes, des Folies Bergère à l’Odéon en passant par la Salle Favart ! S’ils livrent aux théâtres lyriques  des livrets d’opéras-comiques, d’opéras bouffe, d’opérettes féerie, d’opérettes vaudevilles, voire même d’une revue…, ils déploient simultanément, dans le genre théâtral dit « parlé », un autre éventail de productions depuis la comédie, le vaudeville, la folie-vaudeville ou encore le drame-vaudeville. Aucun type de divertissement scénique ne leur échappe, ils les exploitent tous, avec le même succès ! Leur science maîtrisée du quiproquo, du déguisement, l’esprit de leurs dialogues, leurs inventions de situations, leurs observations des caractères, attestent une marque de fabrique sans bavure, homogène, fondue dans l’esprit du public comme leurs deux noms… Voire même de leurs prénoms : Alfred Duru a pour second prénom Henri, se trouvant, précisément, être celui de Chivot… Avec un tel destin s’amusant de l’équivoque, ne semble-t-il pas normal qu’ils se soient associés pour mieux la cultiver ensemble pour la scène ?

– Les Batignolles

Alfred Duru 1824 scaled
Alfred Duru (1829-1889)

C’est dans ce village n’appartenant pas encore à Paris que le 27 novembre 1829, Alfred Duru voit le jour. Son père, Jacques Denis, y est horloger. Alfred fréquente le collège puis, ses études finies, devient d’abord graveur. Il abandonne ensuite cette profession artistique à la faveur de celle d’employé chez un agent de change de la rue Richelieu, poste dont il ne changera pas de sitôt !

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Henri Chivot (1830-1897)

Et puis, quasiment du même âge, il y a Henri Chivot, né le 13 novembre 1830, non loin des Batignolles probablement vers l’avenue de Saint-Ouen. C’est dans ce quartier qu’il grandit et fait son éducation au collège. Son père, marchand de tabac, n’est pas sans ambitionner déjà, pour son petit Henri, une profession mieux établie que la sienne. Il sera satisfait : à dix-sept ans, sa scolarité achevée, l’adolescent devient un temps clerc d’avoué avant d’entrer, en 1851 (1), dans les bureaux de la Compagnie des chemins de fer Paris Lyon Méditerranée. Il y fera une brillante carrière, non sans avoir dû, au début de celle-ci, suivre à Marseille, durant plusieurs années, en qualité de secrétaire, Paulin Talabot (2), son directeur, avant de retrouver définitivement Paris et sa passion théâtrale.

Henri semble avoir été attiré très tôt par le théâtre, comme spectateur d’abord, puis qui sait, s’enhardissant, s’est-il mis à écrire quelque saynète ? Celle-ci aurait-elle bénéficié des encouragements de quelque dramaturge en vue ? Aucune information ne permet de le prétendre. On peut néanmoins supposer un lien, voire une influence décisive : celle de Marie Savy, la jeune compagne – puis l’épouse – de son directeur. Sensible aux Arts, elle « tiendra salon », lorsque, laissant temporairement le Midi, le couple Talabot s’installe à Paris, en 1854. Ils reçoivent, entre autres, dans leur appartement cossu de la rue de Rivoli : « des femmes et des hommes férus de théâtre de musique et de chant ». Et les artistes méridionaux devenus célèbres ne peuvent qu’y être bienvenus… Toujours proche de son directeur, Chivot, avide de théâtre, est-il parfois l’hôte de ces soirées ? Rien ne l’indique… Reste que de manière certaine on connait le titre de son premier vaudeville : Une Trilogie de pantalons. Il s’agit d’un petit acte, créé le 18 novembre 1855 au Théâtre du Palais-Royal, cosigné avec Marc Michel. D’origine marseillaise, celui-ci bénéficie alors à Paris d’une solide notoriété d’auteur grâce à la réussite de ses comédies dont bon nombre sont écrites avec Eugène Labiche. Ces deux vaudevillistes voisinent alors de célébrité avec d’autres maîtres du genre : Paul Siraudin, Michel Delaporte, Lambert Thiboust ou Philippe Dumanoir, constituant ensemble un réseau collaboratif et relationnel de dramaturges chevronnés, bientôt fréquenté par Chivot.

Si sa plume a été partagée avec celle de Marc Michel c’est que celui-ci a détecté en cette jeune imagination, de solides atouts théâtraux. D’ailleurs, le 14 mai 1857, il affronte, seul cette fois, la scène des Folies-Dramatiques, encore situées boulevard du Temple, avec un nouveau vaudeville en un acte fort drôle intitulé : Sous un hangar.

Et puis, un jour, Chivot rencontre son camarade de collège Duru. Ils ont physiquement un peu changé depuis ce temps ! Duru, « grand élégant, la moustache fière » et Chivot, « petit, le ventre replet, les yeux vifs, curieux et amusés », esquissant peut-être déjà cette morphologie « bourgeoise au crâne luisant » à venir. Mais tous deux, heureux et ravis de ces retrouvailles, parlent… et parlent théâtre. Chivot découvre vite que depuis longtemps, le même virus a également contaminé avec la même fièvre, son ami Alfred… toujours inconnu à la scène. Aussitôt les deux ex-collégiens des Batignolles décidant une collaboration, se lancent dans l’écriture de leur première pièce.

– Premières collaborations

L’Histoire d’un gilet, vaudeville en 3 actes, présenté aux Folies-Dramatiques, le 14 novembre 1857, concrétise leurs débuts communs ainsi que leur première réussite puisque « le nouveau vaudeville de M.M. Chivot et Duru » fera l’objet d’une reprise, le 31 mai 1860, au même théâtre. Et Le Monde dramatique de souligner alors combien : « cette sentimentale odyssée, parfaitement réussie, a obtenu un succès complet ». Résultat fort encourageant, surtout qu’entretemps, le 9 mars 1858, les mêmes Folies-Dramatiques ont créé leur second vaudeville, celui-ci en un acte : Le Porc Epic de Charles-Quint. L’annonce du spectacle indique comme auteurs Chivot et Duval : pseudonyme probable, imaginé par le discret Duru par égard envers sa profession. Notons que l’on ne voit dans leur « vaudeville à tiroirs » (3) pas plus de « porc épic » que de « Charles Quint » ! (4) Le Progrès artistique du 23 septembre 1897 désignera, lui, ce titre comme celui « qui devait commencer leur longue collaboration ».

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“Le Carnaval d’un merle blanc”, Lecocq, 1868, portraits des acteurs par L’Héritier

En tout état de cause, on peut affirmer que le 2 juillet 1859, l’amitié des deux librettistes est bel et bien au rendez-vous, pour une collaboration, cette fois à caractère familial. Chivot épouse ce jour-là Mlle Noémie, Marie Julie Legrand à l’église de la Trinité des Batignolles, avec Duru comme témoin !

L’inverse n’aurait pu se réaliser : lorsqu’ Alfred s’unit à Clémence, Constance Bernage, le 7 octobre 1854, les deux amis de collèges ne se sont pas encore retrouvés !

– Deux journées en une

La passion d’écrire pour le théâtre ne les lâchera pas et c’est après avoir quitté leurs bureaux respectifs qu’ils se retrouvent, le soir, comme au collège, autour de l’encrier, dans l’appartement de Duru, au Faubourg Montmartre. Mais le devoir est différent et celui-là se travaille jusque bien tard dans la nuit.

Désormais le rythme de leurs pièces règle leur quotidien : les intrigues s’ébauchent, se bâtissent, se multiplient et se réalisent, jonglant de drôlerie et de finesse. On voit même le dramaturge chevronné Siraudin se joindre à eux ; et le trio cosigne et présente au Théâtre des Variétés, le 1er décembre 1858, Mon Nez, mes yeux, ma bouche. Notons que Siraudin, lui aussi, jumellera bientôt à son métier d’auteur, celui de confiseur, ouvrant rue de la Paix, sa boutique « Au Vaudevilliste infidèle » ! Point d’infidélité d’écriture en tous cas pour Duru et Chivot, dont une production nouvelle apparait, tous les huit ou dix mois, sur une scène parisienne : La Femme de Jephté : 3 actes, le 4 octobre 1859 ; Les Splendeurs de Fil d’acier : 4 actes, le 1er avril 1860, aux Folies-Dramatiques; Le Songe d’une nuit d’avril : 2 actes, le 2 juillet 1861 au Palais-Royal… La cadence soutenue nuit quelquefois à la subtilité de quelques imbroglios, mais de manière générale, leur renommée s’enracine totalement dans la vie théâtrale parisienne, comme vaudevillistes, dramaturges puis comme librettistes. L’écrivain Charles Monselet, fasciné, s’écriera un jour : « Duru et Chivot, je les vois partout !»

– Choyés par le succès

Aux relations liées avec les auteurs théâtraux du moment s’ajoutent celles établies avec des compositeurs connus ou débutants. Parmi ceux-ci, Edmond Savary auquel Duru et Chivot proposent un livret en un acte intitulé Le Rêve. Quelques mois avant la première au Théâtre Lyrique, le 1er octobre 1865, le jeune musicien soumet sa partition achevée, au verdict du compositeur Friedrich von Flotow. Celui-ci en apprécie la musique mais s’entiche si fortement de l’intrigue et des textes qu’il sollicite à son tour les deux auteurs. Pour le satisfaire, ceux-ci partent aussitôt rechercher un livret en un acte, déposé aux Bouffes-Parisiens et qu’Offenbach, faute de temps, ne parvient pas à mettre en musique. Leur Zilda retrouvée est adressée à Flotow soudain boudé par l’inspiration. Prévenant Duru et Chivot, il se rapproche alors d’Henri Vernoy de Saint-Georges, son librettiste favori, pour retoucher l’intrigue initiale ainsi devenue La Nuit des dupes. Cet opéra-comique, créé Salle Favart le 28 mai 1866, ne mentionnera que Saint-Georges et Chivot comme librettistes, et Friedrich von Flotow comme compositeur. Quatre noms d’auteurs auraient fait beaucoup sur une affiche, fort éphémère d’ailleurs. Si, après tirage au sort, Duru en aura été écarté, il touchera néanmoins et bien légitimement ses droits.

Chevaliers de la Table Ronde

On retrouve notre duo de librettistes six mois plus tard, le 17 novembre, aux Bouffes-Parisiens avec lesquels leur fondateur Offenbach est alors en froid. La direction a sollicité son rival Hervé pour mettre en musique le livret des Chevaliers de la Table-ronde que Duru et Chivot viennent d’achever. On y découvre Roland, le neveu de Charlemagne, préférant, aux combats impitoyables et à sa légendaire épée, l’aiguille et les finesses de la broderie dans un quotidien douillet. Hervé, lui, brodera sur cet imbroglio une irrésistible partition. Ici compositeur, il se fait souvent simultanément librettiste et n’a pu retenir ses probables intrusions dans l’élaboration de l’intrigue. Il a déjà en tête celle de L’Œil crevé où, à l’inverse, une demoiselle de haute noblesse ne se consacre qu’à la menuiserie et à la charpenterie.

En 1880, dix jours avant Noël, aux Folies-Dramatiques, l’affiche de La Mère des compagnons réunit à nouveau le nom d’Hervé et ceux des deux librettistes dont l’imagination sait ici encore jouer astucieusement de l‘accoutrement des protagonistes : Pour sauver de la prison son futur mari, l’héroïne Francine endossera des vêtements masculins. Tel est l’un des méandres du thème de cet opéra-comique dont Hervé s’est chargé de la musique par amitié pour Duru et Chivot. Offenbach, destinataire initial de ce livret (5), mais fort lucide sur son état de santé, l’avait restitué à ses auteurs depuis plusieurs mois, privilégiant alors la seule composition de ses Contes d’Hoffmann jusqu’à son dernier souffle, le 5 octobre. Le surlendemain, dans une église de La Madeleine noire de monde et de célébrités artistiques, les deux dramaturges viendront saluer une ultime fois le musicien et l’ami disparus.

Offenbach

Elle avait fait ses preuves depuis bien des années la collaboration Duru Chivot Offenbach ! Dès 1868, celui-ci, soucieux d’apaiser ses deux librettistes sur ses futurs emportements, leur adressera une lettre d’excuses anticipées, « désirant conserver [avec eux] d’excellentes relations ». Ils les méritent. Leur intrigue déjantée de l’Ile de Tulipatan, lui a inspiré un fou-rire musical exceptionnel d’un bout à l‘autre de la partition, véritable petit bijou de bouffonnerie lyrique. Son succès, le 30 septembre 1868, élève Duru et Chivot en maîtres du déguisement et du travestissement :

Romboïdal et son épouse Théodorine déplorent le manque de féminité de leur fille Hermosa (chantée par un homme), tandis que Cacatois s’attriste de la sensibilité peu virile de son fils Alexis (chanté par une femme). Confusion dans l’état-civil… déclaration erronée… Le dénouement rétablira l’ordre des choses et celui des costumes, et Alexis épousera Hermosa.

Offenbach retrouvera Duru et Chivot, le 29 janvier 1873, et mettra en musique leur intrigue des Braconniers, aux quiproquos et aux jeux de costumes toujours astucieux. Puis, ils lui fourniront, tout imprégnés de cette sagacité distinguée que l’on aurait pu croire émoussée, deux livrets grâce auxquels le Maestro vieillissant composera deux partitions magistrales : Madame Favart, le 28 décembre 1878, et un an plus tard La Fille du tambour-major. Celle-ci, au cours du dernier acte, se fait passer pour un petit cocher londonien. Elle en affirme l’authenticité avec ses couplets où brille l’habileté des deux paroliers dans d’ingénieux rebonds de rimes d’anglais et de français. Tout en étant sollicités pour des comédies et des vaudevilles par les directeurs des théâtres parisiens, ils ne cessent de fournir en livret d’opéras bouffe, bien d’autres compositeurs alors en vogue.

Lecocq

On a vu Duru et Chivot aux côtés d’Hervé et d’Offenbach, mais ils n’ont pas oublié Charles Lecocq. En lui confiant, dès 1868, l’amusante intrigue de Fleur de thé, puis celle du Rajah de Mysore, l’année suivante, ils permettent à l’inspiration comique du musicien de s’épanouir encore davantage. Et trois ans plus tard, s’adjoignant Clairville, leur livret des Cent vierges, mettra encore Lecocq en lumière grâce à sa partition générée par leur imbroglio burlesque à souhait et par leur rituel stratagème du jeu du travesti…

Deux maris sont contraints à endosser des tenues féminines afin de pouvoir approcher leurs épouses embarquées par erreur sur un navire transportant cent vierges chargées de repeupler l’Ile Verte, une imaginaire possession britannique.

Surpris par ce thème alors jugé audacieux, les Parisiens se raviseront doucement et en feront finalement un succès. Mais, succès ou non, Duru et Chivot n’assistent jamais à leurs premières, préférant éponger leurs inquiétudes dans de longues parties de billard au café voisinant le théâtre…

– Quand Duru est sans Chivot… Chivot est sans Duru !

Le rythme de leur continuelle fabrication d’actes s’interrompt parfois d’un entracte.

Pour Duru, ce ne sera tantôt qu’une simple pause familiale d’une journée, acceptant, le 30 janvier 1884, d’être le témoin au mariage de son cousin, le librettiste Eugène Leterrier (6), dont le père a pour sœur Eugénie Leterrier : la mère de Duru ! Cette famille, on le voit, constitue un théâtre à elle seule ! Une autre fois, en février 1881, son tirage au sort comme juré d’assises, le privera durant deux semaines, de rimer le plus petit couplet ou d’écrire la moindre tirade.

Mais ces brèves interruptions ne sont que des clins d’œil anecdotiques ! Lorsque le canon a imposé l’entracte dramatique du Conflit de 1870, il a contraint les deux auteurs, pour défendre Paris assiégé par les Prussiens, à un enrôlement dans la Garde Nationale. Il séparera un temps leurs deux plumes : Duru sera versé au 90ème Bataillon et Chivot au 33ème. Mais, celui-ci, en 1871, durant le siège, touché par une maladie, issue ou non du conflit, on ne sait, va pendant plus d’un an, s’éloigner des théâtres et de Paris, à la faveur du Midi et d’une probable convalescence marseillaise. C’est ainsi que Duru, alors à Epinay, sollicite Clairville pour poursuivre ensemble la rédaction commencée avec Chivot, du livret des Cent vierges.

Ce n’est qu’en 1872 – au cours du second semestre probablement – que l’écriture du livret des Braconniers, destiné à Offenbach, matérialise la guérison de Chivot et les retrouvailles des deux inséparables.

Cependant, durant ces longs mois, Duru, ne pouvant rester sans écrire, « vaudevillise » seul et crée, en juillet 1872, Les Deux noces de Bois-Joli, puis collabore avec Labiche et signe avec lui, en décembre, le fameux Doit-on le dire ? Dilemme consistant à se demander s’il faut dire ou non à un mari qu’il est trompé par sa femme, alors que tout le monde le sait… sauf lui ! Reste que ces deux titres remplissent, pendant des mois, le Théâtre du Palais-Royal, amenant aux deux auteurs la commande d’une comédie pour le Théâtre du Gymnase. Quelques mois pour l’écrire et, le 30 mars 1874, Madame est trop belle, voit le jour, avec, dans la salle, la présence de Chivot, venu applaudir le succès de « son » fidèle Duru.

Ce pas, fait l’un vers l’autre, met-il, un terme à un moment « d’école buissonnière » au cours duquel ces deux ex-lycéens ont regretté l’un et l’autre leurs heureuses collaborations ? Aussi se remettent-ils vite au travail et attaquent leur Blanchisseuse de Berg-op-Zoom. Hélas, la critique de la première, le 17 janvier 1875, taxe les trois actes « d’opérette banale », tant par la platitude du livret que par le peu de relief de la partition de Léon Vasseur. Les Folies-Dramatiques ne sont pas l’Opéra Garnier, fraîchement inauguré avec un éblouissant éclat lyrique ! L’éclat de rire, lui, déserte à nouveau Duru comme Chivot durant l’élaboration de leur livret suivant. Les situations y paraissent avec si peu d’originalité qu’elles bâillonneront l’imagination musicale de Lecocq, au point que ce Pompon, créé le 10 novembre, sera décroché de l’affiche après quatre représentations ! (7)

Cet échec criant est probablement la cause d’une nouvelle discorde entre les deux librettistes. Chivot s’absente-t-il un moment de Paris ? En avril 1876, ils ne sont pas aperçus parmi les librettistes présents à la soirée qu’offre Offenbach à ses amis, avant son départ pour l’Amérique… A cette même période, Duru (sans Chivot) écrit avec Hippolyte Raimond, La Fille du Clown, une comédie d’origine anglaise, que le public du Théâtre de l’Athénée (8) applaudira de novembre jusque la toute fin de l’année.

Chivot – sans Duru – obtiendra, lui, un succès solitaire avec son « vaudeville en cinq étages » : Les Locataires de M. Blondeau, véritable bail signé de sa truculence et proposé aux Parisiens durant l’été 1879. A ce moment, les deux auteurs ont retrouvé une collaboration suivie, et leur double entrain toujours débordant se partage alors avec Offenbach une ultime fois, pour La Fille du Tambour-major et, simultanément, avec Audran pour Les Noces d’Olivette.

– La bien nommée Mascotte

Le nom d’Audran n’est pas sans rappeler à Chivot son séjour revigorant à Marseille. Sa renommée parisienne de dramaturge et ses relations lui ont alors probablement permis de fréquenter des artistes de la Cité Phocéenne, comédiens ou musiciens locaux comme la famille Audran (9). Des liens amicaux se tissent, notamment avec Edmond. Alors organiste et auteur reconnu de pièces religieuses, il a aussi composé plusieurs petits actes bien rythmés que la Canebière n’oublie pas. Chivot, lucide sur la passion débordante de ce musicien pour les ouvrages lyriques, lui propose un livret d’opéra-comique. Et Audran d’en commencer la partition. Au prix de retouches de texte, de complications de tous ordres, d’un changement de titre… et surtout au prix de plusieurs années de patience, Le Grand Mogol voit enfin le jour. L’extraordinaire succès marseillais, le 24 février 1877, rebondira sept ans plus tard au Théâtre de la Gaîté à Paris, sous l’appellation, cette fois, d’opéra-bouffe, avec une mise en scène élargie, un livret remanié pour lequel Duru a désormais mis la main à la plume.

Audran

Audran, bientôt installé dans la capitale, deviendra peu à peu le destinataire assidu des livrets des deux auteurs. Au succès des Noces d’Olivette, le 13 novembre 1879 aux Bouffes-Parisiens, enchaîne, le 29 décembre 1880, le détonnant triomphe de La Mascotte. Ce titre, gravera pour longtemps, les noms d’Audran, de Duru et de Chivot, dans la mémoire collective du monde lyrique français et étranger. Et, avec bonheur, les ouvrages élaborés par ce trio vont continuer de se succéder : Gilette de Narbonne, le 11 novembre 1882 ; La Dormeuse éveillée, dix mois plus tard ; La Cigale et la Fourmi, au Théâtre de la Gaîté, le 30 octobre 1886… dix ouvrages en tout.

Surcouf

Quant à leur livret de Surcouf, en 1887, il fournit à Robert Planquette l’une de ses meilleures partitions d’opéra-comique. Entre temps, aux Folies-Dramatiques, le 29 mars 1882, Duru et Chivot ont révélé leur habileté dans l’adaptation française de Boccace, ouvrage musicalement très élaboré du Viennois Franz von Suppé(10). A côté de lui, évidemment, combien d’autres compositeurs depuis Frédéric Barbier jusqu’au bien oublié Victor Robillard, se sont abreuvés, pour leurs partitions, à la source intarissable et truculente des livrets signés des deux auteurs.

– La fin du duo

Aux derniers jours de décembre 1889, Duru, convaincu d’être débarrassé des assauts de l’influenza (la grippe) dont il Voyage de Suzette 2vient de souffrir, reprend doucement à La Gaîté, avec Chivot et le compositeur Léon Vasseur, les répétitions du Voyage de Suzette. Mais une récidive de la maladie vient soudain le remettre au lit. Il ne s’en relèvera pas. Alfred Duru décède le 28 décembre 1889, à Paris (11) dans son appartement du dix-septième arrondissement. Curieusement, l’ouvrage dont il préparait la première, comporte ce couplet saluant, par la voix du héros Pinsonnet, son quartier natal tant aimé :

Je suis de Batignolles
O ma belle Espagnole
Et naquit, chacun sait,
Près de la place Moncey (12).

Le coup est bien rude pour Henri Chivot. Il partagera encore son éternel besoin d’écrire avec cette fois le collaborateur de feu Eugène Leterrier : Albert Vanloo. Il signera avec lui deux livrets : Le Pays de l’or « pièce à grand spectacle » mise en musique par Léon Vasseur créée le 26 janvier 1892 au Théâtre de la Gaîté ; puis, deux ans plus tard, aux Bouffes-Parisiens, Le Bonhomme de neige «opérette fantastique» dont Antoine Banès écrit la partition. Mais parallèlement, leur vaudeville L’Oncle Bidochon, affirme un nouveau succès comique au Théâtre de Cluny, attestant toujours du bagage théâtral de l’habitant du 27 de l’avenue du Chemin de fer au Vésinet. Les jours tranquilles qu’y coule désormais Chivot sont hélas perturbés par des crises de rhumatismes de plus en plus intenses et répétitives. « Je suis vieux, puisque mon premier vaudeville a été joué au Palais-Royal il y a quarante-deux ans ; j’ai beaucoup produit puisque j’ai fait représenter à Paris quatre-vingt seize pièces. Il en résulte que je m’accorde généreusement des loisirs bien mérités… ». Une crise d’angine de poitrine met brutalement un terme à ses moments paisibles, le 18 septembre 1897. Deux jours plus tard, dans l’église du Vésinet bondée d’amis et d’artistes, se retrouvent les compositeurs Audran, Planquette et Vasseur (13), venus saluer une dernière fois leur librettiste émérite Henri Chivot, si prolixe, si loyal, et pour lequel, pourtant, pas la moindre allocution ne sera prononcée au cimetière (14).

Dominique Ghesquière


Notes
(1) Il prendra sa retraite en 1881, après trente années de service aux bureaux de la Cie P L M.
(2) Il côtoie Napoléon III, attaché à développer le rail dans le pays. Reçu aux Tuileries, le couple Talabot fréquente les grands noms de la finance, de l’Industrie et des Arts. (Louis Marcadé – Marie Talabot – Rouergue Edit 2007)
(3) Vaudeville composé d’une série de petites scènes ou d’épisodes brefs, reliés par une histoire simple.
(4) S’agit-il d’un clin d’œil de Duru et Chivot lancé à Lambert Thiboust et à Clairville, auteurs d’un « A-propos » titré: La Comète de Charles-Quint, créé un an plus tôt, le19 avril 1857, au Théâtre des Variétés ?
(5) Il constituait le troisième ouvrage d’un contrat en triptyque passé entre les librettistes, Offenbach et le directeur des Folies-Dramatiques.(les deux premiers étant Madame Favart et La Fille du Tambour-major).
(6) Eugène Leterrier mourra le 22 décembre 1884, à 44 ans, d’une «néphrite albuminale ». Il est entre autres, cosignataire avec Albert Vanloo et Arnold Mortier du livret du Voyage dans la Lune d’Offenbach (1875).
(7) Ils apporteront aussi à Lecocq, les livrets de Gandolfo, du Carnaval d’un merle blanc (1869), du Beau Dunois (1870), de L’Oiseau bleu (1884), mais aussi, cosignés avec Charles Nuitter et Alexandre Beaumont, ceux de L’Egyptienne (1880) et de La Princesse des Canaries (1883).
(8) Ce théâtre luxueux de 700 places est alors situé dans un immense sous-sol de la rue Scribe. C’est aussi sur sa scène que Lecocq, Duru et Chivot ont créé leur Fleur de Thé. Cette salle a été fermée en 1883.
(9) Le père, Marius Audran, ex-ténor de l’Opéra-Comique est devenu professeur de chant au Conservatoire de Marseille.
(10) Notons qu’en 1870, Georges Bizet projetait un opéra-comique éponyme, sur un livret de Victorien Sardou.
(11) Alfred Duru est inhumé au Cimetière du Père Lachaise (44ème division – transversale n°2 – 1ère ligne face)
(12) Ancien nom de la place de Clichy au milieu de laquelle le maréchal Moncey est immortalisé par sa statue.
(13) Il sera à l’orgue durant la cérémonie.
(14) Henri Chivot est inhumé au Cimetière du Vésinet, avec son fils Charles, peintre et sculpteur (1866-1941)

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