A la gloire du cinéma hollywoodien des années 30
Paul Abraham, un compositeur à la vie tourmentée
Le compositeur hongrois Pàl (Paul) Abraham naît sur la rive gauche du Danube à Apatin en Hongrie le 2 novembre 1892. Il étudie à l’Académie de Musique Franz Liszt de Budapest. Il se voue d’abord à la « grande musique », compose un concerto pour violoncelles et des quatuors à cordes donnés au Festival de Salzbourg. En 1927, il est nommé Kapellmeister à Budapest. L’année suivante il créé, à 36 ans, sa première opérette Der Gatte des Fräuleins (Le Mari de la demoiselle) (1928). La troisième, Viktoria und ihr Husar (Victoria et son hussard) (1930) lui apporte gloire et fortune. Abraham enchaîne alors les succès avec Die Blume von Hawaii (Fleur d’Hawaï) (1931) ou Ball im Savoy (Bal au Savoy) (1932).
L’Allemagne raffole de Paul Abraham et, comme on l’y appelle, il s’installe à Berlin dans un manoir rococo. Il compose nombre de musiques de films. Mais il est juif et les nazis le chassent dès 1933. Paul Abraham ne cessera alors d’errer. A Vienne il fait jouer Märchen im Grand Hotel (Contes de Fées au Grand Hôtel) en 1934 ainsi que d’autres opérettes ensuite tombées dans l’oubli.
Puis Paul Abraham s’arrête à Paris avant de partir à Cuba et à New-York où il demeure inconnu. Son White Swan (reprise du Cygne Blanc) est un échec. En Allemagne son concierge vend ses mélodies à des compositeurs aryens qui en tirent des succès. Abraham finit par vivoter et à perdre la raison. On l’arrête dirigeant un orchestre imaginaire en pleine circulation. De surcroît la syphilis le ronge à sa phase aiguë. Il passe pour mort mais on l’hospitalise et le soigne remarquablement. Il se remet et néanmoins son visa n’est pas renouvelé à cause de sa santé non exempte de risques. De plus, il ne peut percevoir ni les droits de ses films, ni ceux de ses opérettes. Plus tard en Allemagne fédérale, ses opérettes remises au goût du jour renouent avec le succès. Animée par l’écrivain Walter Anatole Persich, la société Abraham le rapatrie par un charter d’aliénés allemands et le place dans un asile à Hambourg en 1956. Consolidé, il retrouve sa liberté et sa femme libérée de Hongrie soviétique mais il meurt d’un cancer au genou le 6 mai 19601. Son librettiste Fritz Löhner-Beda (à qui l’on doit entre autres Le Pays du sourire, Friederike ou Giuditta de Franz Lehár) subit un sort plus cruel puisqu’assassiné à Auschwitz en 1942 tandis que son co-auteur Alfred Grünwald (également librettiste de plusieurs œuvres d’Emmerich Kálmán), bien qu’arrêté par la Gestapo, parvint à se réfugier aux Etats Unis2.
Märchen Im Grand Hotel, une « opérette-jazz »
L’intrigue de Märchen Im Grand Hotel s’inspire de La Grande Duchesse et le serveur d’Alfred Savoir (1883 – 1934), l’un des auteurs français de théâtre le plus en vogue de son époque. Le livret est signé d’Alfred Grünwald et Fritz Löhner-Beda. À partir de la comédie à succès de Savoir, les librettistes autrichiens ont créé une opérette parodiant les différences de statut et les changements d’identité qui conduisent à des quiproquos entre les protagonistes.
La première eut lieu le 29 mars 1934 à Vienne au Theater an der Wien.
La « comédie-opérette » de Paul Abraham est une œuvre du XXe siècle extrêmement diversifiée. Faut-il rappeler qu’en Allemagne la république de Weimar (1918-1933) fut un terrain fertile pour l’activité artistique et plus généralement pour l’innovation dans de nombreux domaines dans lesquels nombre d’intellectuels juifs ont eu des positions de premier plan ? Märchen in Grand Hotel reflète le goût musical « moderne » et l’esprit insolent et insouciant de cette époque de Weimar tout comme le style des deux opérettes précédentes d’Abraham (Fleur d’Hawaï et Bal au Savoy).
La musique d’Abraham est entraînante, joyeuse ou sentimentale. Le compositeur a su en effet enrichir l’opérette hongroise de cent sources, des czardas aux bostons. Il possède de surcroît le chic de l’orchestration. En plus de la valse, les fox-trots et les tangos ajoutent une couleur chaleureuse et sensuelle et l’introduction des rythmes de jazz rappellent même le style de George Gershwin en termes de son et d’orchestration. C’est pourquoi, dans ce cas, on pourrait aussi parler d’« opérette-jazz ». Entre les numéros musicaux sont insérés des dialogues parlés tels que nous les connaissons dans le genre musical d’aujourd’hui.
Jenő Heltai et Imre Harmath traduisirent le livret en hongrois et l’opérette fut créée le 28 mars 1936 au Théâtre de Chambre de Budapest. En décembre 2017, le Komische Oper Berlin proposa enfin sous forme de concert Märchen im Grand Hôtel, qui n’était autrefois jouée qu’en Autriche (aucune représentation n’avait été possible en Allemagne).
Le 25 novembre 2018, l’opérette a été à nouveau jouée sous forme scénique au Théâtre National de Mayence. Depuis lors elle a été représentée avec grand succès en Allemagne à Hanovre (2019), Dresde (2020), Nuremberg (2021), Cottbus (2023), Düsseldorf (en mai 2024 avec reprise en septembre 2024) et en Autriche au Festival Lehár de Bad Ischl (été 2024).
L’argument
Le prélude et l’épilogue du Contes de fées au Grand Hôtel constituent une excellente parenthèse car ils racontent les tenants et aboutissants de l’histoire lesquels se déroulent à Hollywood, dans les bureaux d’Universal Star Picture Ltd. Les actes 1 et 2 ont pour cadre le Grand Hôtel à Cannes.
Prélude
Universal Star Picture Ltd, dirigé Sam Mackintosh, éprouve de grosses difficultés à cause de la concurrence féroce de Blue Picture Corporation qui est parvenue à s’approprier toutes les étoiles d’Hollywood et les licences du marché cinématographique. Apparemment la seule solution passerait par la fusion des deux entreprises. Sam Mackintosh propose ce marché à sa fille Marylou. Toutefois celle-ci, très têtue, souhaite depuis longtemps reprendre la direction de la société de production de son père qui s’avère réticent. Marylou a alors l’idée de réaliser son propre film avec des éléments de la vie réelle. Ayant trouvé les ingrédients du scénario dans le New York Times, où la chronique des potins évoque le séjour de l’infante espagnole Isabella en exil à Cannes, Marylou décide de se rendre en Europe pour y embaucher les protagonistes de son film.
Acte 1
Après la proclamation de la république en Espagne, l’infante Isabella doit vivre en exil avec son fiancé le prince Andreas Stephan et la comtesse Inez de Ramirez. Marylou qui souhaite rencontrer Isabella croise par hasard le prince Andreas Stephan, qui ne lui est pas indifférent. Pendant ce temps, le garçon d’hôtel Albert, tombé amoureux fou de l’infante, accumule les bévues. Malgré la différence sociale qui la sépare d’Albert, l’infante décide néanmoins de le mettre à l’épreuve car elle n’est pas insensible aux avances maladroites de ce garçon d’étage…
Marylou sent qu’elle doit saisir sa chance, pour mieux entrer dans l’action, d’autant qu’Isabella, cherchant une nouvelle servante, lui propose ses services comme femme de chambre.
Acte 2
Marylou, dans le rôle de la servante Mabel, note scrupuleusement toutes les rencontres et situations qui pourraient être importantes pour le tournage de son film.
Albert apparaît enfin chez Isabella avec l’ordre de passer la nuit devant la porte de sa chambre. Isabella remarque le pyjama chic et l’élégant portefeuille d’Albert avec de nombreux billets de banque. Elle ignore que son employé de chambre est en fait le fils Chamoix, propriétaire de l’hôtel. Elle veut le faire arrêter comme voleur, mais tout se passe différemment et, après maintes péripéties, ils finissent par s’avouer tous deux leur amour.
Finalement, Chamois apparaît avec Albert afin de demander pour son fils la main d’Isabella. Cette dernière refuse parce que sa vanité ne lui permet pas d’épouser un homme certes riche mais de classe inférieure.
Épilogue
L’équipe d’Universal Star Picture Ltd. est heureuse du scénario du film concocté par Marylou. Mais il manque le plus important : une fin heureuse. Albert a disparu sans laisser de trace. L’Infante est devenue une star d’Hollywood et le nouvel acteur Andreas Stephan souhaite également, en privé, une grande scène d’amour avec Marylou. Les Chamoix ont vendu leurs hôtels et ont été adoptés par le duc de Muranie. En tant que duc, Albert souhaite désormais acquérir tous les droits du film et empêcher sa publication. Et en tant qu’aristocrate morave, Albert peut désormais demander à nouveau la main d’Isabella laquelle consent… à condition cependant que le film puisse sortir !
L’œuvre au Lehár Festival de Bad Ischl
Comme de coutume, l’Intendant Thomas Enzinger qui dirige le festival s’est réservé la mise en scène de cette œuvre car il a le goût des opérettes qui se rapprochent des comédies musicales ou « revues musicales » et plus spécialement celles de l’entre-deux guerres. On l’a vu en effet mettre en scène, entre autres, Frau Luna ou encore Madame Pompadour. Il y réussit une fois de plus avec un incontestable bonheur.
Le prologue comme l’épilogue se déroulent à Hollywood et lorsque le public pénètre dans la salle, les protagonistes sont déjà sur la scène transformée en plateau de studio cinématographique encombré de divers accessoires comme un cactus ou encore des affiches de cinéma, par exemple celles de The Littlest Rebel avec Shirley Temple ou encore de Holow the Fleet avec Fred Astaire et Ginger Rogers. Pêle-mêle des caméras, une grande échelle, divers meubles et éléments décoratifs. Passent successivement sur scène des personnages mythiques comme King-Kong, Mickey, Frankenstein… Les artistes se mettent donc en place et la cheffe de plateau avec un porte-voix simule l’interview d’un protagoniste qui n’est autre que l’intendant Thomas Enzinger venant, comme traditionnellement chaque soir, annoncer le début du spectacle. Tous les participants paraissent à la fois agités et euphoriques. A l’épilogue on revient à Hollywood où on retrouve des scènes avec cowboys et indiens et un énorme gâteau comme on peut en voir un dans Singin’ in the Rain.
Dès les premières mesures on découvre l’écriture incroyablement « moderne » d’Abraham mais très certainement, comme il avait déjà fait l’année dernière pour Madame Pompadour, le chef d’orchestre Christoph Huber a certainement du procéder à des arrangements orchestraux relativement significatifs, (au demeurant l’orchestre, sous sa direction dynamique, swingue à souhait). Cette « modernité » se ressent d’ailleurs dans l’air d’entrée de Marylou qui est interprétée par Nina Weiß, une spécialiste de la comédie musicale dont la prestation extrêmement enjouée, percutante et survoltée lui a valu d’obtenir cette année le traditionnel trophée Kristall de la meilleure artiste de la saison au Festival Franz Lehár à Bad Ischl (l’année précédente attribué à Julia Koci).
On passe du tableau d’Hollywood en quelques mouvements de décors, à l’intérieur d’un palace qui donne sur la mer avec un panneau « Grand Hôtel ». Tous les serveurs, vêtus de fracs noirs, exécutent un brillant « Tango des roses ». Isabella descend d’un escalier similaire à celui d’une revue et entame une enivrante valse avec le Prince Andreas Stephan. On retrouve ici, le duo que formaient Julia Koci et Maximilian Mayer qui nous avaient particulièrement séduit l’an dernier dans Madame Pompadour. On ne peut alors s’empêcher de penser à une opérette du style de No No Nanette de Vincent Youmans – en fait une véritable comédie musicale – d’autant que le Prince Stephan exécute ensuite un numéro de claquettes symptomatique de ce genre d’ouvrage.
Une fois de plus, l’occasion est offerte de nous émerveiller devant ces artistes d’origine autrichienne ou allemande qui savent passer avec une telle aisance de l’opéra à l’opérette (voire à la comédie musicale) car Maximilian Mayer est un spécialiste de Mozart (Cosi fan tutte, La Flûte enchantée et Don Giovanni). Ce sympathique et talentueux ténor sera accueilli, pour la première fois en France, cette saison, par les Opéras de Rennes, Angers et Nantes pour le rôle de Tamino dans La Flûte enchantée.
Quant à Julia Koci – en la circonstance séduisante Isabella – pensionnaire du Wolksoper de Vienne, comment ne pas admirer l’étendue de son répertoire qui va des Noces de Figaro, Traviata, Carmen, La Bohème à Hello Dolly ! ou Follies et Into the Woods de Sondheim en passant par La Veuve Joyeuse, Orphée aux enfers, Comtesse Maritza… et tant d’autres œuvres encore. Qui sait embrasser pareil répertoire en France en sachant pratiquer à pareil niveau le chant, la comédie, la danse, les claquettes ?… Il est vrai – et combien de fois l’avons nous écrit que nous sommes – en ce pays – dans un tout autre monde !…
Une mention toute particulière pour Oliver Severin acteur-chanteur (mais aussi professeur de théâtre et metteur en scène) qui incarne avec brio et humour un Albert « multifacettes ». Le rôle ressemble par moment à celui de Léopold de L’Auberge du Cheval Blanc et l’on ne peut s’empêcher ici de trouver certaines similitudes avec l’interprétation qu’en donnait Luc Barney dans la légendaire production du Théâtre du Châtelet en 1949.
Cette production de Märchen Im Grand Hotel nous permet, en outre de retrouver en Matard et la régisseuse de plateau, la truculente Susanna Hirschler déjà appréciée sur cette même scène dans L’Auberge du Cheval Blanc, Wiener Frauen ou Frau Luna. Saluons pour son abattage, dans le double rôle de Sam Makintosh et de Chamoix, Sebastian A.M. Brummer également à l’affiche de la présente édition dans l’excentrique Nepomuk de Der Sterngucker de Franz Lehár.
Il faut aussi, comme il convient, applaudir le corps de ballet pour sa maîtrise de la danse contemporaine (trépidantes chorégraphies de Evamaria Mayer et pour les claquettes de Marie-Christin Zeisset). Et toujours les mêmes éloges aux artistes du chœur pour leur plaisir enthousiaste et communicatif à chanter, jouer et danser !
Christian Jarniat
17 Août 2024
1 Louis Oster et Jean Vermeil Guide raisonné et déraisonnable de l’opérette et de la comédie musicale Fayard éditeur
2 Une exposition a été consacrée cette année à ces deux librettistes dans le hall du Palais des Congrès accueillant le Festival Lehár de Bad Ischl.
Märchen im Grand Hotel (Contes de Fées au Grand Hôtel) – Paul Abraham
Direction musicale : Christoph Huber – Mise en scène : Thomas Enzinger – Chorégraphe : Evamaria Mayer – Chorégraphe de claquettes : Marie-Christin Zeisset – Décors : Markus Olzinger – Costumes : Sven Bindseil – Lumières : Johann Hofbauer.
Distribution :
Julia Koci (L’infante Isabelle) – Susanna Hirschler (Matard et la régisseuse de plateau) – Nina Weiß (Marylou)
Maximilian Mayer (Prince Andreas Stephan) – Sebastian A.M. Brummer (Sam Makintosch et le Président Chamoix) – Walter Sachers (Comtesse Ines de Ramirez)
Franz Lehár Orchester – Chœur du Festival de Bad Ischl