Un chef-d’œuvre de l’âge d’or de l’opérette admirablement mis en scène et interprété.
Karl Millöcker (1842-1899) le digne rival de Johann Strauss
Karl Millöcker est le fils d’un simple ouvrier viennois mais qui travaille une matière assez noble pour vouloir que son fils lui succède : l’or. Hélas, la fièvre musicale menace le garçon. Il apprend à jouer de la flûte et, auprès d’un amateur de Mozart, les rudiments de la théorie. Karl ruse avec la pauvreté. A seize ans il décroche une place de flûtiste au Theater an der Josefstadt (1858). Ses premières compositions attirent l’attention de von Suppé qui l’encourage. Le maître obtient pour lui le poste de chef d’orchestre à Graz où il va faire donner la pochade (Burleske en allemand) Der Tote Gast (L’Hôte mort). Engagé au Theater an der Wien (1866) il en est chassé mais se retrouve au Harmonietheater qui va jouer de lui Die keusche Diana (La Chaste Diane) (1867). Là il rencontre le librettiste maison Anzengruber qui créera avec lui plusieurs opérettes. Millöcker connaît à Budapest un premier succès, un encouragement plutôt, Die Fraueninsel (LÎle des femmes) (1868).
Flairant le talent, le Theater an der Wien se ravise et rappelle Millöcker (1869) qui suit ainsi la voie de Suppé pour composer la musique de diverses Possen (farces) et saynètes. Le coup décisif est l’opérette Das verwunschene Schloss (Le Château maudit) (1878). Karl Millöcker y joue finement du contraste entre le champêtre tyrolien et l’aristocratie urbaine. Suivent Die Dubarry (La du Barry) et Apajune der Wasserman (Le Génie des eaux) (1880). Le second connaît le succès, la maîtresse du roi attendra la reprise de Theo Mackeben pour reprendre son souffle (1938).
Die Jungfrau von Belleville (La Demoiselle de Belleville) d’après Paul de Kock (1881) ne sort pas des frontières malgré ses intentions parisiennes. Le joyau point, sur un vaudeville de Scribe : Der Bettelstudent (L’Etudiant pauvre, Le Prince vagabond)1 1882). Ce succès fait le tour de l’Europe (Berlin 1883, Paris 1891) avant que le nazisme ne lui ouvre de façon compromettante les portes du grand Opéra de Vienne (1936). Grâce à cette opérette Millöcker peut se consacrer à la composition. Comme Suppé son aîné, il s’affirme en digne successeur de Johann Strauss.
Huit opérettes suivront, dont immédiatement le succès de Gasparone (1884) hélas réécrit de fond en comble dans les années de plomb aussi. Der Feldprediger (L’Aumônier militaire) (1884) entame le déclin dont Der Probekuss (Le Baiser à l’essai) rehaussé toutefois par Der arme Jonathan (Le Pauvre Jonathan) (1890). Karl Millöcker souffre de l’inspiration perdue. Une attaque précoce (1892) puis la mort le 31 décembre à 1899 à Baden près de Vienne, la même année que Johann Strauss.
Der Bettelstudent : une œuvre maîtresse de l’opérette viennoise
C’est à juste titre que L’étudiant pauvre est considéré comme le chef-d’œuvre de Karl Millöcker. Rarement une œuvre lyrique légère n’a atteint un tel degré de perfection sur le plan musical mais son compositeur (1842-1899) contemporain de Johann Strauss fils (1825-1899)2 n’a, de ce point de vue rien à envier à celui qui demeure la figure emblématique de l’opérette viennoise. Comme l’écrivent avec pertinence Louis Oster et Jean Vermeil : « On peut considérer ce Bettelstudent comme l’une des trois ou quatre œuvres maîtresses de l’opérette viennoise de la période dite « ère d’or de l’opérette ». Outre la langueur des valses et le caractère trépidant des polkas et mazurkas, on y trouve des airs élégiaques d’une grande exigence sur le plan de la virtuosité, tel que celui de Laura dans le deuxième tableau de l’acte I qui emprunte aux coloratures rossiniennes. Et quels magnifiques duos d’amour que ceux du début de l’acte II, le premier entre Jan (baryton) et Bronislawa « O durch diesen kuss sei unser bund geweiht » (« Que ce baiser scelle notre union ») et le deuxième entre Symon (ténor) et Laura (soprano) « Soll ich reden darf ich schweigen ? » (« Dois-je me taire ou bien parler ? »). L’air de Symon de l’acte III « Ich hab’ kein geld bin vogelfrei » (« Je suis pauvre et hors-la-loi ») qui met si bien en valeur l’ivresse chaleureuse de la voix du ténor, a été maintes fois enregistrée par d’illustres chanteurs comme Nicolaï Gedda ou Jussi Bjorling. La veine mélodique de Millöcker est aussi inépuisable que riche, ce qui lui permet de terminer chacun des actes par de longs ensembles d’une facture remarquable tant pour les solistes que pour les chœurs.
Encore une œuvre complètement tombée dans l’oubli chez nous bien qu’il y eut deux versions en langue française : l’une créée le 10 janvier 1885 à Bruxelles, reprise quatre ans plus tard en 1889 à Paris au Théâtre des Menus Plaisirs devenu depuis lors Théâtre Antoine où, pour la circonstance, Millöcker avait composé deux airs nouveaux et l’autre représentée beaucoup tard le 19 février 1950 au Théâtre de Strasbourg avec un livret revu par Eugène Otto traduit par Jacques Jeanmarie. En 1972 Adolphe Sibert, à la tête de l’Orchestre Lyrique de l’ORTF, enregistre une quasi-intégrale avec notamment Anne-Marie Sanial, Lina Dachary, Albert Voli et Bernard Plantey.
Argument
Acte I
En 1704 à Cracovie, Frédéric-Auguste le Fort, Grand Electeur de Saxe, porte la couronne de Pologne. Ses officiers se comportent avec arrogance et les Polonais se considèrent occupés par les oppresseurs saxons.
Premier tableau : La cour de la prison
De nombreux Polonais sont incarcérés, pour des raisons politiques, dans la prison de la citadelle de Cracovie, dont les clés ont été confiées au gardien corrompu Enterich. C’est l’heure de la visite et un groupe de femmes vient à la rencontre des prisonniers. Enterich négocie le droit de visite contre la remise de boissons et de nourriture. Cette scène est interrompue par l’arrivée du colonel Ollendorf. Celui-ci est en rage car, la veille, au cours d’un bal, Laura, fille de la comtesse polonaise Palmatica Nowalska, l’a frappé au visage avec son éventail devant tous les invités. Pourtant ce n’était pas un véritable scandale car le chef militaire avait seulement tenté d’embrasser la jeune fille dans le cou ! Un officier saxon ne peut que rêver de vengeance après une telle offense. Sachant que la comtesse Palmatica entend que sa fille contracte mariage exclusivement avec un prince polonais, Ollendorf demande au gardien de la prison de libérer deux jeunes étudiants incarcérés Symon et Jan. Contre une bourse bien remplie et la promesse de recouvrer la liberté, ces prisonniers passeront, l’un pour un prince polonais, et le second pour son secrétaire. Nul doute que la comtesse et sa fille tomberont dans le piège du mariage tant espéré et qu’elles seront ainsi tournées en ridicule. Les deux étudiants prisonniers sont donc extraits de leur cellule et acceptent le marché proposé. Symon jouera donc le rôle du prince tandis que Jan endossera celui de son secrétaire.
Deuxième tableau : Une place de Cracovie pendant la foire de printemps
La foule va et vient à l’occasion d’une fête traditionnelle. Le colonel Ollendorf est entouré de ses officiers tandis que la Comtesse Nowalska flâne en compagnie de ses deux filles Laura et Bronislawa. Ollendorf fait courir le bruit qu’un prince polonais est actuellement à Cracovie et qu’il ne manquera pas de venir à la fête. La comtesse porte le plus grand intérêt à ce parti pour sa fille Laura d’autant que ce prince est annoncé comme un homme particulièrement fortuné. Comme le hasard fait bien les choses, surgissent sur la place Symon et Jan qu’Ollendorf s’empresse de présenter à ces dames. Coup de foudre entre Symon et Laura tandis que sa sœur Bronislawa suscite le plus grand intérêt de Jan. La comtesse peut désormais échafauder les projets d’un riche mariage qui redorera le blason familial. Sans trop tarder, les fiançailles sont annoncées.
Acte II : Un salon du Palais de la Comtesse Nowalska
Nous en sommes désormais au mariage des deux filles de la comtesse et les dames du palais préparent les atours pour la cérémonie. Bronislawa est toujours attirée par l’intendant Jan et les deux jeunes gens se redisent leur amour. Quant à Symon (alias Prince Wybicki), ses sentiments pour Laura sont sincères et il est payé de retour. Toutefois le faux prince est pris de scrupules, car il voudrait confier à sa fiancée sa réelle identité. Mais il ne parvient pas à lui avouer la vérité. Il se décide alors à la lui écrire et confie sa lettre à la comtesse qui s’empresse d’oublier la mission dont l’a chargé son futur gendre. Les invités se pressent à la cérémonie pendant que les officiers, et naturellement Ollendorf, se réjouissent avec malignité du scandale qui ne va pas tarder à éclater, du fait de cette mésalliance dont ils ont été les auteurs. Pour donner plus de sel à ce qu’ils considèrent comme une énorme farce, ils ont fait venir le gardien de la prison, Enterich, escorté de quelques prisonniers en guenilles qui font irruption au beau milieu de la cérémonie pour présenter leurs vœux à leurs compagnons de cellule. Ollendorf se réjouit de la confusion qui règne désormais, et tient là sa vengeance. Quant à Symon, il est pour le moins surpris que son épouse n’ait pas eu connaissance de la lettre qu’il lui avait été adressée et qui était destinée à révéler sa situation. Enterich reconduit les prisonniers à la citadelle tandis que Symon est chassé du Palais.
Acte III : A l’extérieur du château
Nouveau coup de théâtre, Jan révèle à son ami Symon qu’il n’est pas étudiant mais en réalité le comte Opalinski. Il dissimule son identité car il conspire contre l’oppresseur saxon et il est chargé de rétablir au sommet de l’Etat, une monarchie de sang royal polonais. Son objectif est de trouver une somme suffisante pour corrompre ceux qui ont en charge le commandement de la citadelle et pour en faire des alliés susceptibles de rejoindre la cohorte des rebelles. Mais par des indiscrétions, le colonel Ollendorf est désormais au courant de ce plan. Le roi l’a chargé de soudoyer Jan pour contrecarrer les plans échafaudés et à ce titre Jan devra désigner le nom du duc polonais qui fomente la révolte. Pour aller jusqu’au bout de son plan, Jan accuse Symon d’être le chef des rebelles et encaisse la récompense promise. Symon est donc arrêté et menacé d’exécution. Laura intervient en sa faveur. Mais au moment le plus dramatique des coups de canon résonnent. Grâce à la somme perçue par Jan, les insurgés se sont regroupés et la citadelle de Cracovie est désormais entre leurs mains. Ollendorf et ses officiers sont mis hors d’état de nuire, tandis que Jan, ayant repris son titre nobiliaire de comte, fait son entrée victorieuse dans Cracovie. Symon est anobli par le nouveau roi polonais et peut épouser Laura. Quant à sa sœur Bronislawa, elle filera le parfait amour avec Jan dont la foule célèbre la qualité de libérateur de la patrie.
Der Bettelstudent au Lehár Festival de Bad Ischl
Représentée en 2013 au festival de Morbisch puis, en 2018, à celui de Baden Der Bettelstudent (L’Etudiant pauvre) de Karl Millöcker était cette année à l’affiche du festival Lehár de Bad Ischl.
Tout d’abord, constatons que – comme d’ailleurs pour les autres ouvrages – la salle était pleine pour cette représentation et qu’il en est de même pour les autres, sachant que l’on joue ici plusieurs fois par semaine, presque tous les jours, pendant 2 mois. Chaque spectacle est précédé d’une mini-conférence sur l’ouvrage qui est proposé par l’intendant, Thomas Enzinger.
La metteuse en scène Angela Schweiger part d’une idée consistant à transposer partiellement au moins cette opérette (dont l’histoire se déroule au tout début du 18ème siècle) de nos jours. En effet, tout débute par les revendications d’un groupe de révoltés qui apposent des affiches sur les murs, tandis que sont traduit en prison deux jeunes rockers en pantalon de cuirs portant en bandoulière leur guitare. L’un deux introduit dans un appareil une cassette du Bettelstudent qui va lui permettre ensuite de se transformer en personnage du 18e siècle. Une gardienne parcourt pour sa part le livre du Bettelstudent. On voit par ailleurs une chorégraphie faisant référence à la commedia dell’arte. Pour la circonstance, Symon entame une danse avec le ballet et chante même en l’occurrence en anglais. On se délecte de cette mise en scène dynamique et tellement inventive d’Angela Schweiger où chaque moment et chaque réplique sont réglés au millimètre truffée de trouvailles à profusion avec, dans sa direction d’acteurs, un rythme effréné. Encore une fois, le mot « éblouissant » parait ici faible tant l’art et la science de mêler l’ancien et le moderne est accompli en particulier dans la partie chorégraphique signée Lukas Ruziczka. On admire également le remarquable travail sur la lumière de Johann Hofbauer et notamment pour la scène des noces, les magnifiques costumes signés Sven Bindseil.
Paul Schweinester se glisse avec maestria dans le rôle de Symon, l’un des étudiants pauvres, emprisonné avec son ami Jan tous deux rapidement libérés pour servir la vengeance du colonel Ollendorf. Ce ténor spécialiste de Mozart mais également d’un large répertoire poursuit une carrière internationale (Londres, Paris, Salzbourg, Milan, Vienne, Bregenz). Il est frappant, en Autriche et dans les pays germaniques, de constater qu’il n’y a aucune frontière entre les genres musicaux et que les artistes sont aussi bons comédiens et danseurs lorsqu’ils s’adonnent au répertoire d’opérette. Paul Schweinester est absolument étourdissant dans cet emploi, faisant même un exceptionnel numéro de chanteur de rock avec déhanchement à l’appui. Et, de surcroît, quelle belle voix puissante, parfaitement conduite dans le phrasé et avec l’élégance qui sied !
Sa partenaire, Corina Koller (Laura) incarnait la veille Kitty Hoffer dans Der Sterngucker (L’Astronome) Encore une interprète qui partage sa carrière entre opéra (Mozart, Rossini, Bizet) et opérette et qui brille par son art du chant déployant une voix ample et d’une fort belle couleur.
On retrouve encore avec plaisir deux autres personnages de L’Astronome : Franz Höffer et Lily Moos qui pour la circonstance forment, à nouveau, couple. En effet Christoph Gerhardus devient pour la circonstance l’un des deux prisonniers Jan tandis que Loes Cools déploie tout son charme en Bronislawa, la sœur de Laura. Leur chant est tellement expressif qu’on finit par en oublier la langue allemande et on ne peut, une fois de plus, que s’extasier certes sur le niveau de chant dans cette patrie qui est en quelque sorte un temple de la musique lyrique, mais encore également sur la perfection avec laquelle ces chanteurs démontrent qu’ils sont également d’excellents comédiens de théâtre.
Miriam Portmann, depuis 2004 invitée permanente du Festival Lehár de Bad Ischl, y a, au fil des années, chanté plus de 15 ouvrages (entre autres les rôles féminins principaux dans Amour Tzigane, Le Comte de Luxembourg, L’Impératrice Joséphine). Elle dessine avec autant d’abattage que d’humour la comtesse Palmatica Nowalska.
Impressionnant répertoire que celui de Martin Achrainer (de Mozart à Philip Glass en passant par Rossini, Donizetti, Verdi, Puccini, Bizet, Richard Strauss, Janáček…) qui, sous l’uniforme du colonel Ollendorf, fait valoir un riche timbre de baryton, une articulation souveraine ainsi qu’une présence et une incarnation fascinantes. Les célèbres couplets à rebond qui précèdent la scène finale de l’acte 2 (« Seit ich als Feldherr tätig ») ne manquent jamais d’obtenir du public le succès attendu.
Sous la baguette aussi enthousiaste que méticuleuse de Marius Burkert, à la tête de l’orchestre du Franz Lehár Festival de Bad Ischl, les solistes, seconds rôles, choristes et danseurs servent à merveille une musique foisonnante admirablement exécutée.
Décidément on peut considérer le Festival Lehár de Bad Ischl comme le « Salzbourg de l’opérette » !
Christian Jarniat
16 Août 2024
1 Dans « Guide raisonnée et déraisonnable de l’opérette et de la comédie musicale » publié chez Fayard.
2 Le livret de Der Bettelstudent avait été proposé à Johann Strauss qui avait préféré Une nuit à Venise.
Der Bettelstudent (L’Étudiant pauvre) – Karl Millöcker
Direction musicale : Marius Burkert – Mise en scène : Angela Schweiger – Chorégraphe : Lukas Ruziczka – Décors : Markus Olzinger – Costumes : Sven Bindseil – Lumières : Johann Hofbauer
Distribution :Miriam Portmann (Comtesse de Palmatica Nowalska ) – Corina Koller (Laura, sa fille) – Loes Cools (Bronislawa, la sœur de Laura )
Paul Schweinester (Symon Tymanowicz ) – Christoph Gerhardus (Jan Janicki ) –Martin Achrainer (Colonel Ollendorf, gouverneur de Cracovie) – Markus Raab (Capitaine de Henrici ) – Walter Sachers (Drake) – Ivo Kovrigar (Major Wangenheim ) – Claudiu Sola (Piffke) – Tim Winkelhöfer (Puffke et Bogumil le propriétaire) – Philippe Paganini (Richthofen) – Ana Maric (Lieutenant Schweinitz)
Franz Lehár Orchester – Chœur du Festival de Bad Ischl