Le retour réussi d’une opérette injustement oubliée
─ La création, le 13 décembre 1946 à Paris
Lors de la création de Chanson Gitane au théâtre de la Gaîté Lyrique à Paris, le 13 décembre 1946, opérette en 2 actes et 13 tableaux, (livret d’André Mouézy-Eon, couplets de Louis Poterat et musique de Maurice Yvain), une distribution de choix avait été réunie.
André Dassary, alors âgé de 34 ans, s’était déjà fait remarquer dans le domaine de l’opérette. Après des débuts dans L’Auberge qui chante (Gaîté-Lyrique, 1941), il avait été engagé au Châtelet dans Valses de France et enfin à l’Ambigu dans L’Ingénue de Londres (1946). Il s’imposa définitivement avec Chanson Gitane qu’il chanta, après Paris, des milliers de fois au cours de sa longue carrière. À cette époque où l’interprète principal était invité à bisser son air de bravoure, il n’était pas rare que Dassary interprète cinq ou six fois le célèbre « L’amour qu’un jour tu m’as donné » !
Auprès de lui, on remarquait Mag Walter (Mitidika), Rita Mazzoni (la Duchesse de Berry), Marina Hotine (Zita), Armand Mestral (Zarifi) qui triomphait chaque soir dans le non moins célèbre « Jalousie », Rogers (Jasmin) et Léo Bardollet (Nicolas). (Direction musicale : Jef de Murel ; mise en scène : Henri Montjoye ; décors : Pellegry et Fost ; danses réglées par Corbay).
Après une année de succès, Chanson Gitane céda la place à Andalousie de Francis Lopez et s’en alla à la conquête de la France profonde et de la Belgique. Reprise deux fois à la Gaîté-Lyrique par André Dassary (1950 et 1954), Chanson Gitane est demeurée longtemps au répertoire des scènes de province. Aujourd’hui, cette opérette qui bénéficie pourtant de l’une des meilleures partitions de Maurice Yvain et d’un livret bien construit n’est plus guère montée. Sans raison apparente.1
Un enregistrement de Chanson Gitane avec la plupart de créateurs existe en CD. 2
Voir l’article sur Maurice Yvain dans la page Articles de fond
─ L’argument de Chanson Gitane.
Acte I : Hubert comte des Gemmeries, vit en solitaire dans son château provincial, avec la chasse comme unique passion. Averti de la présence, d’une troupe de bohémiens, Hubert les invite à plier bagage sans tarder. Mitidika, la plus belle des zingaras, s’interpose. Hubert, impressionné et sous le charme, fait une cour pressante à la belle. Mais tout sépare le gentilhomme de haut rang de la bohémienne. Troublée, cependant, la gitane lui accorde un baiser et s’enfuit en lui demandant de l’oublier. Le lendemain matin, les roulottes ont disparu. Hubert la cherche activement. Il finit par rejoindre le cirque à Angers. Le chef de troupe, Zarifi, qui aime Mitidika, est furieux de la présence du comte. Un incident violent éclate entre les deux hommes. Plus tard, pendant la représentation, Hubert accepte de tenir le rôle de cible vivante. Mais Mitidika, persuadée que Zarifi veut tuer le jeune homme, s’interpose, avouant ainsi son amour pour Hubert. À la suite de cet aveu, le comte persuade Mitidika de le suivre. Les deux jeunes gens se marient malgré l’opposition de la comtesse des Gemmeries mère d’Hubert.
Acte II : Au cours de la fête organisée par la duchesse de Berry, un esclandre éclate entre Mitidika et sa belle-mère. La zingara s’enfuit et rejoint sa tribu. La nuit même la rivière de diamants de la comtesse des Gemmeries disparaît. Cette dernière n’hésite pas à accuser Mitidika, malgré les protestations d’Hubert. Une nouvelle fois le jeune homme part à la recherche de celle qu’il aime. C’est à Dieppe que se retrouvent tous les protagonistes de cette aventure. La vérité éclate bientôt : c’est Philippe, le frère d’Hubert, qui a volé le collier pour faire face à des dettes de jeu. La duchesse de Berry comprenant que Mitidika et Hubert risquent à tout moment d’être à nouveau séparés à cause des opinions préconçues de race et de caste met donc à leur disposition un grand domaine en Italie, où ils pourront vivre à l’abri des préjugés.
─ Une partition aussi foisonnante que séduisante
On peut notamment citer à l’acte 1 la marche d’Hubert : « Tant que le printemps » reprise à plusieurs reprises dans l’œuvre, l’amusant duo de l’ensorcellement Zita-Jasmin « Caillou noir et caillou blanc », l’air d’entrée de Mitidika : « La Zingarella », l’enivrante romance d’Hubert : « Enchantement d’un beau soir d’été » suivi du très lyrique duo Hubert-Mitidika, l’air-pantomime de Jasmin « Je fais le clown » et les imprécations de Zarifi « Malheur à toi ».
À l’acte 2 : l’incontournable tango de Zarifi « Jalousie », l’allègre trio Mitidika, Hubert, Zita « Au pas du petit poney », le quatuor très symptomatique où Yvain montre son savoir-faire de fin musicien : « Mon papa » (Zita, Jasmin, Jeannette, Nicolas),« La valse de Paris » de la Duchesse de Berry, « L’Aragonaise » duo chanté et dansé par Mitidika et Zita, l’emblématique « Sur la route qui va » de Mitidika et l’air si émouvant d’ Hubert : « L’amour qu’un jour tu m’as donné ».
─ Chanson Gitane à l’Opéra de Marseille en 1947 et 1990
Un an après la création à la Gaîté Lyrique à Paris, Chanson Gitane a été représentée en décembre 1947 à l’Opéra de Marseille avec Jacqueline Lussas, André Laroze, Adrien Legros et Perchik.
Notons en particulier la reprise de cette opérette à l’Opéra de Marseille en 1990 dans la production de l’Opéra Royal de Wallonie avec une mise en scène de Pierre Fleta et une chorégraphie de Pedro Consuegra (scénographie et costumes de Marie-Claire Van Vuchelen). L’œuvre était dirigée par John Burdekin avec la distribution suivante : Alexandra Papadjiakou (Mitidika), Gines Sirera (Hubert des Gemmeries), Alain Vernhes (Zarifi), Françoise Pétro (La Duchesse de Berry), Anne-Marie Lyonnaz (Zita), Anne-Marie Castronovo (Jeanette) Jacques Duparc (Jasmin), Hubert Meens (Nicolas), Maguy Gauthier (La Comtesse des Gemmeries).
La représentation de Chanson Gitane à l’Odéon de Marseille
L’Odéon ose souvent (et pour le plus grand plaisir des amateurs du genre) sortir du cadre immuable des quelques opérettes qui, en d’autres lieux, demeurent encore régulièrement à l’affiche dans notre pays : La Belle Hélène, La Vie Parisienne, La Veuve Joyeuse et quelques titres de Francis Lopez. Nombre d’œuvres du répertoire lyrique léger, couramment jouées voici quelques décennies, sont devenues, hélas de nos jours, des raretés ce que l’on ne peut que déplorer. Tel est le cas de Chanson Gitane – parmi tant d’autres opérettes – qui a aussi disparu en France des affiches des théâtres et c’est grand dommage, eu égard à la qualité de la partition de Maurice Yvain dont on ne peut que louer l’élégance mélodique et le raffinement harmonique.sup>3 « Il était un véritable musicien de la lignée des Chabrier, des Messager, des Reynaldo Hahn, des Louis Beydts», comme l’écrivait avec raison Réné Dumesnil dans « Le Monde ».
Dans une scénographie simple mais efficace et suggestive (décors de Laurent Martinel),la mise en scène de Carole Clin, par une direction d’acteurs très précise, s’attache à parfaitement décrire les conflits entre une famille de nobles angevins et un troupe de bohémiens qui se produisent dans un cirque. Tout parait en effet séparer Hubert des Gemmeries de la gitane Mitidika : préjugés de race et de caste et pourtant… Comme toujours chez Carole Clin, l’aspect chorégraphique tient également une place de choix. Maud Boissière réalise pour sa part d’attractifs divertissements dansés ainsi qu’un original ballet de cirque.
La distribution comporte (comme en 1990 à Marseille) des interprètes qui ont à leur actif des rôles d’opéra.
Tel est le cas de Laurence Janot qui, toujours sculpturale, s’investit avec sensualité dans une Mitidika particulièrement attirante. De surcroît sa suprême maîtrise de la danse, acquise dans le prestigieux ballet de l’Opéra de Paris, lui permet de briller non seulement dans le camp gitan (« C’est la zingarella ») mais encore dans les salons de la Duchesse de Berry (« L’aragonesa » ). Elle possède exactement la tessiture et la couleur vocale qui conviennent au rôle. Sa longue note sur un aigu piano et filé qui conclut l’air « Sur la route qui va » nous rappelle qu’elle se produisit dans des ouvrages comme Les Puritains, Lucia di Lammermoor, ou encore La Traviata ! Son aisance d’un point de vue théâtral complète de manière probante l’ensemble des ingrédients lui permettant de rendre justice à la brûlante gitane.
Et quel bonheur que celui que dispense Jérémy Duffau dans Hubert des Gemmeries, un emploi qui semble avoir été écrit pour lui : un timbre d’une particulière séduction, une articulation souveraine, un phrasé de rêve, la puissance requise dans tous les registres, la facilité des notes aiguës et des mezza voce de rêve sans compter ce charme vocal inné. Comme toujours on admire de surcroît le comédien adroit et convaincant. Et quel merveilleux duo avec Mitidika que n’aurait point renié Franz Lehár ! (si proche au demeurant de celui de son Ziguenerliebe – Amour Tzigane – entre Zorika et Jözsi).
Après ses récents succès à l’Opéra de Marseille en Sancho dans Don Quichotte de Massenet (voici seulement quelques semaines) et en Comte de Nevers dans Les Huguenots de Meyerbeer, la saison dernière, Marc Barrard démontre avec un timbre incisif et chaleureux de baryton qu’il s’inscrit dans la lignée de ses aînés Michel Dens et Robert Massard qui ne répugnaient point à s’adonner aux œuvres de Planquette, Ganne ou Lehár. Il délivre un Zarifi de luxe avec « Malheur à toi ! » et le célèbre « Jalousie » (fascinante idée dans cet air que de s’adresser à une poupée, à l’effigie de Mitidika, qu’il manipule fiévreusement entre ses mains).
Eve Coquart offre à la Duchesse de Berry une grande voix lyrique là où l’on attend souvent une colorature et c’est tant mieux car le rôle se trouve ainsi davantage en adéquation avec la psychologie de ce personnage altier. En outre les moyens déployés par cette soprano aux dons avérés offre un réel plaisir d’écoute.
Nous ne soulignerons jamais assez tous les atouts dont dispose dans son jeu Julie Morgane véritable « artiste-protée » dotée en sus une voix qui va bien au-delà des emplois habituels de fantaisiste (à preuve les jeunes premières qu’elle chante régulièrement). Le rôle de Zita dans lequel elle se glisse avec bonheur a d’ailleurs été écrit pour Marina Hotine 4 qui, un an après, incarnait Dolorès dans Andalousie de Francis Lopez aux côtés de Luis Mariano.
Une découverte et aussi une révélation : l’excellent Jasmin de Eloi Horry qui vient de la comédie musicale (Le Rouge et le noir, Le Roi Lion et les Rythmes de la terre, Merlin, la légende) avec tout ce que cela suppose d’aisance dans le jeu d’acteur comme dans la danse. Son numéro dans « Je fais le clown » vaut à lui seul le détour. Flavie Maintier qui partage sa carrière entre théâtre et opérette (et que nous avions apprécié dans La Toison d’or à Toulouse et Rêve de valse à Lamalou-les-Bains) apporte la note acidulée qui convient au personnage de Jeannette. Et comment ne point saluer à sa juste valeur l’allure, la justesse de l’interprétation comme « l’art de dire » d’Anny Vogel dans la Comtesse des Gemmeries (il est vrai que sa carrière théâtrale, cinématographique et télévisuelle est éloquente) ?
Et l’on aime également à Marseille cet esprit si caractéristique de « troupe » qui anime le théâtre de l’Odéon avec des individualités de talent que le public se plaît à retrouver comme Philippe Béranger (picaresque Nicolas), Jean-Luc Epitalon (Philippe) et Antoine Bonelli (Monsieur Loyal).
Une mention méritée pour les diverses séquences chorégraphiques (parfois spectaculairement acrobatiques) du ballet sous la houlette de Maud Boissière.
Après sa Veuve Joyeuse pour les fêtes de fin d’année à l’Opéra de Marseille, Didier Benetti, chef d’orchestre et compositeur 5, conduit cette Chanson Gitane avec un évident enthousiasme et la science musicale qu’on lui connaît. Il entame son ouverture tambour battant (une ouverture qui ne figure pas dans la partition mais que l’on « construit » souvent avec les principaux thèmes de l’opérette, comme ce fut le cas dans la version de l’Opéra Royal de Wallonie en 1987 6. Le ballet gitan du deuxième tableau emprunte à la musique de cirque du dernier tableau de l’acte 1 lequel fait l’objet d’une nouvelle composition musicale par Didier Benetti, qui nous gratifie en outre d’un bel interlude avec « La Valse de Paris ».
Comme il fallait s’y attendre eu égard à la multiplicité des qualités conjuguées de l’œuvre comme du spectacle (qui ne dérogent pas en pareil lieu) les applaudissements comme les nombreux rappels ont une fois de plus démontré l’attachement profond du public de l’Odéon à l’opérette. Un lien indéfectible noué de longue date et qu’on souhaite voir se prolonger encore longtemps !
Christian Jarniat
28 avril 2024
1) Chronique dans Théâtre Musical Opérette – Documentation
2) CD publié chez EMI avec André Dassary, Maria Murano, Liliane Berton, Rogers, Gise Mey. Orchestre sous la direction de Marcel Cariven
3) Voir l’article de fond sur le compositeur Maurice Yvain publié concomitamment sur notre site
4) Marina Hotine fut l’une des épouses de Maurice Yvain.
5) Didier Benetti est depuis des années l’un des deux chefs attitrés de « Musiques en fête » retransmis en direct d’Orange par la télévision
6) Opéra Royal de Wallonie avec Alexise Yerna, Albert Voli et Alain Vernhes (direction musicale : Robert Bleser)
─ Fiche technique
Direction musicale : Didier Benedetti – Mise en scène : Carole Clin – Chorégraphie : Maud Boissière.
Distribution :
Laurence Janot (Mitidika) – Eve Coquart (La Duchesse de Berry) – Julie Morgane (Zita) – Anny Vogel (La Comtesse des Gemmeries) – Flavie Maintier (Jeannette)
Jérémy Duffau (Hubert des Gemmeries) – Marc Barrard (Zarifi) – Eloi Horry (Jasmin) – Philippe Béranger (Nicolas) – Jean-Luc Épitalon (Philippe) – Antoine Bonelli (Monsieur Loyal)
Chœur Phocéen – Orchestre de l‘Odéon