…une fête bien ordonnée à Bad Ischl
À Bad Ischl, le Festival Lehár figure depuis très longtemps parmi l’un des bastions vivants de l’opérette, cet art populaire, trop souvent méprisé ou édulcoré. On y cherche un certain esprit viennois, un savoir-faire artisanal, une promesse de légèreté musicale dans un écrin de traditions.
Cet été 2025, pour marquer le bicentenaire de Johann Strauss fils, l’institution a choisi de remettre à l’affiche Eine Nacht in Venedig (Une Nuit à Venise), opérette au parfum de carnaval, entre déguisements et désirs flous. L’œuvre créée le 9 octobre 1883 à Berlin, puis remaniée pour Vienne le 25 octobre 1883, occupe une place singulière dans le répertoire straussien : entre La Chauve-Souris (1874), sommet de l’opérette viennoise, et Le Baron Tzigane (1885), et traduit l’ambition d’un compositeur au faîte de sa gloire.

Souvent jugée secondaire par rapport à La Chauve-Souris, Une nuit à Venise repose sur un livret touffu de F. Zell et Richard Genée. Quiproquos amoureux, travestissements et identités échangées s’y enchaînent à la manière d’un vaudeville italien. Le cadre du carnaval de Venise ajoute aux rebondissements une dimension festive et sensuelle, propice aux exagérations. Le canevas jugé parfois alambiqué trouve néanmoins sa justification dans la partition : Strauss y déploie tout son savoir-faire en matière de rythmes vifs, de valses scintillantes, de barcarolles tendres et de chœurs étourdissants.
Le metteur en scène viennois Wolfgang Dosch choisit la clarté : pas de relecture acide, ni de nostalgie figée. Sa sobriété se conjugue à la scénographie de Stefan Wiel, fondée sur des symboles simples et fortement évocateurs : un panneau étoilé traversé d’une lune en croissant, des visages stylisés rappelant la commedia dell’arte, une proue de gondole comme objet-signature. Les voiles bleutées suggèrent la lagune avec poésie. Ce dispositif, à la fois épuré et symbolique, ne cherche pas l’illusion réaliste mais installe un univers où l’imaginaire du spectateur trouve à se projeter.

Le décor, modulable, s’adapte aux trois actes sans lourdeur. Les lumières de Johann Hofbauer accompagnent les transitions : la place Saint-Marc au clair de lune se transforme en palais du duc, puis en lagune illuminée, sans que l’unité visuelle se brise. Le deuxième acte, situé dans l’appartement du duc, s’intègre au dispositif initial grâce à un jeu subtil de voilages et de perspectives, évitant toute rupture brutale.
La chorégraphie d’Evamaria Mayer imprime sa marque tout au long de la soirée. Les six danseurs, vêtus de blanc et masqués, ne se bornent pas à illustrer les numéros musicaux : leur gestuelle fluide, presque féline, compose un langage parallèle qui accompagne et nuance l’action. Par leurs regards, leurs déplacements et leur présence constante, ils instaurent une dramaturgie muette qui relie les scènes entre elles. Ces apparitions chorégraphiques donnent au spectacle une identité visuelle forte offrant une cohérence remarquable au spectacle.

La musique bénéficie du savoir-faire de Marius Burkert, pilier du festival depuis deux décennies. Sa direction allie fluidité et nervosité, alternant rubato discret et tempo vif. Les valses respirent, les polkas bondissent, et les ensembles s’épanouissent sans lourdeur. L’orchestre Franz Lehár ne cherche pas l’opulence : il privilégie la légèreté, ce miroitement indispensable à Strauss, où les bois chantent, les cordes scintillent, et les cuivres se retiennent de dominer.
Le chœur, préparé par Matthias Schoberwalter, occupe une place capitale. Non content de chanter avec précision, il s’investit scéniquement : les choristes deviennent foule en liesse, vendeurs de programmes ou figurants de carnaval. Cette polyvalence confère une vitalité rare, donnant aux scènes de groupe leur relief le plus réussi. Les finals d’acte impressionnent par leur ampleur et par le jeu des contrastes dynamiques. Dans une œuvre où la comédie d’intrigue tourne parfois à vide, ce souffle collectif maintient l’attention.

La distribution vocale se distingue moins par son éclat que par sa solidité.
Le ténor Matjaž Stopinšek, éminent vétéran du répertoire viennois, campe un duc d’Urbino élégant, avec la maîtrise d’un spécialiste. Sa ligne de chant disciplinée confère au rôle une autorité certaine, même si la séduction du personnage demeure plus posée qu’incandescente.
Face à lui, Tina Josephine Jaeger (Annina) et Ena Topcibašic (Barbara) apportent fraîcheur et souplesse. On devine des carrières en devenir, encore en recherche d’une projection pleinement affirmée, mais déjà marquées par une présence scénique attachante. Leur jeu, plus spontané que brillant, se marie bien avec la légèreté du rôle.
Parmi les seconds rôles, Marie-Luise Engel-Schottleitner incarne une Ciboletta vive et pétillante, tandis que Nikola Basta, en Enrico Piselli, donne au personnage un charme comique certain. Le remplacement de Roman Martin (Pappacoda), souffrant, est assuré avec brio par le metteur en scène Wolfgang Dosch en personne, Yichi Xu en Caramello apporte un contraste : le timbre clair séduit, mais la diction reste inégale. Erich Josef Langwiesner (Delaqua) compose un vieillard crédible malgré des limites vocales. Quant à Miriam Portmann (Agricola), elle tire parti de son expérience pour donner densité à un rôle secondaire.

Cette mosaïque d’interprètes reflète l’esprit de la production : moins d’étincelles individuelles que de cohésion d’ensemble assurant avec bonheur un équilibre global qui permet au spectacle de se dérouler avec fluidité. La soirée convainc incontestablement par sa rigueur mais séduit peut être moins par son intensité émotionnelle. Tout fonctionne avec précision : décors souples, danses bien intégrées, chœurs animés. Mais le charme reste mesuré. Les spectateurs sourient plus qu’ils ne rient, s’émeuvent davantage des bulles de savon qui flottent au-dessus de la salle que des rebondissements du livret.
Ce constat ne retire rien au mérite de l’équipe : tout est soigné, pensé, exécuté avec sérieux. Mais l’opérette, par essence, réclame un élan irrépressible, un grain de folie qui transcende la convention. Ici, la fête nous a paru élégante et ordonnée, mais un peu sage.
Cette Nuit à Venise illustre la ligne revendiquée par le Festival Lehár : préserver le patrimoine de l’opérette sans en trahir l’esprit. L’ouvrage de Strauss, bénéficie d’un traitement respectueux et raffiné. L’orchestre et le chœur, véritables protagonistes, en fournissent les plus beaux moments. Les danseurs, avec leurs silhouettes blanches et masquées, donnent une identité visuelle singulière.

Le spectateur quitte la salle ayant admiré la précision de l’exécution et éprouvant une évidente satisfaction devant la qualité musicale. On souhaiterait la trouver souvent ailleurs à un tel niveau ! Peut être pourrait-on exprimer le désir d’une flamboyance scénique encore plus vive pour un ouvrage qui ne fait pas obstacle à un certain délire ? Pour autant cette fête habilement maîtrisée, rappelle que l’opérette peut encore charmer, même lorsqu’elle choisit la mesure plutôt que l’exubérance.
Cécile Beaubié
7 août 2025
Eine Nacht in Venedig (Une nuit à Venise) (Johann Strauss)
Direction musicale : Marius Burkert – Mise en scène : Wolfgang Dosch – Chorégraphie : Evamaria Mayer – Décors : Stefan Wiel – Costumes : Sven Bindseil – Conception lumières : Johann Hofbauer – Directeur du chœur :Matthias Schoberwalter.
Distribution :
Matjaž Stopinšek (Le duc Guido von Urbino) – Ena Topcibašic (Barbara Delaqua) – Tina Josephine Jaeger (Annina) – Yichi Xu (Caramello) – Wolfgang Dosch (Pappacoda substituant Roman Martin souffrant) – Miriam Portmann (Agricola) – Erich Josef Langwiesner (Senator Barolomeo Delacqua) – Marie-Luise Engel-Schottleitner (Ciboletta) – Nikola Basta (Enrico Piselli).