Les Nuits Lyriques
Depuis 37 ans les Nuits Lyriques consacrées au chant et à l’opéra sont chaque année un moment très attendu du public de Marmande et de la région. Le concours international de chant qui attire près de 200 candidats et dont la réputation n’est plus à démontrer permet de faire émerger de nouveaux talents, de nouvelles voix, mais aussi de sensibiliser des publics néophytes à l’art lyrique. Les Nuits Lyriques s’ouvrent traditionnellement sur la représentation d’un opéra en version scénique complète monté en collaboration avec l’Orchestre des Symphonistes d’Aquitaine dirigé par Philippe Mestres. Il s’agissait cette année de la Fille du régiment de Gaetano Donizetti donnée au théâtre Comoedia, très jolie salle de Marmande (pourvue d’une fosse d’orchestre, ce qu’il n’est pas inutile de signaler). Les principaux rôles étaient tenus par de récents lauréats du concours international de chant et de mélodie de Marmande.
Survol historique de La Fille du régiment
Pour Gaetano Donizetti (1797-1848), qui déclarait en 1834 « Je veux Paris », la réalisation des projets va bon train. Au moment où il prend un nouveau tournant vers 1838, le Théâtre Italien a déjà donné plusieurs de ses opéras, mais bien sûr en langue originale. C’est non seulement le français dans lequel il va s’investir, mais aussi dans un mode de production propre à la France. Il jugeait ses œuvres défigurées ou censurées par les théâtres transalpins. En août 1839 il propose une version française de Lucie de Lammermoor au théâtre de la Renaissance et en 1840 il fait représenter trois ouvrages à Paris : à l’Académie Nationale de Musique (salle Le Peletier) Les Martyrs, qui avaient été censurés à Naples, et la Favorite (La Favorite est un peu pour Donizetti l’équivalent de Guillaume Tell pour Rossini).

C’est à l’Opéra-Comique (seconde salle Favart), le 11 février, qu’est créée la Fille du régiment. Cet opéra-comique ne marque pas une baisse de régime pour le compositeur, mais bien le choix d’un ouvrage léger inscrit dans l’esthétique d’un genre typiquement français et qui donne leurs lettres de noblesse à de nombreux musiciens tout au long du XIXe siècle. Parmi ces derniers plusieurs ont laissé des ouvrages toujours repris de nos jours. Boieldieu, Auber, Hérold ou Adam sont encore connus respectivement pour la Dame Blanche, Fra Diavolo, Le Pré aux Clercs et Si j’étais roi. Le livret de Jean-François Bayard et J. H. Vernoy de Saint-Georges ne va pas chercher très loin en s’inspirant de la « légende napoléonienne » très prisée depuis le début de la Monarchie de Juillet. Le sujet historique impose pourtant des codes encore plus rigides que d’autres récits.
Argument / Dramaturgie
Marie, vivandière dans l’armée napoléonienne basée en Autriche, est promise à un soldat français. Elle est sauvée d’un péril par un partisan tyrolien du camp adverse, Tonio. Les deux jeunes gens se plaisent, mais se séparent. Marie est exfiltrée de l’armée par la marquise de Berkenfield qui se présente comme sa tante. Ne s’adaptant pas à la vie aristocratique, la jeune fille ne rêve que de retrouver Tonio, ce dernier s’étant engagé dans le régiment afin de pouvoir épouser celle qu’il aime. Sans céder sur le mariage de Marie avec son monde, la marquise en vient à avouer que l’ex-vivandière est sa fille, elle-même ayant eu une aventure dans sa jeunesse avec un militaire. Le régiment investit les salons lors du mariage et obtient que Marie épouse avec l’assentiment de sa mère son amoureux Tonio.
La pièce mêle deux schémas actanciels. L’intrigue progressive régressive permet de remonter à l’origine de la naissance. Parallèlement la fibre populaire de Marie contrarie la place qu’on veut lui faire retrouver. La liaison de la marquise avec le capitaine Robert donne par l’ascendance paternelle, outre son inclination, des droits à Marie.

La mise en scène de Hye Myung Kang
En ne dépaysant pas le sujet de La Fille du régiment la metteure en scène coréenne Hye Myung Kang a répondu à une demande de réalisme assez fréquente du public mais, en renouvelant la présentation littérale de l’ouvrage, elle a aussi séduit les amateurs de théâtre. L’action se déroule dans des décors censés représenter les lieux de l’histoire où l’on voit s’affronter sans trop de heurts les Tyroliens et les troupes de l’armée napoléonienne. Au premier acte ce sont les forêts du Tyrol, au second les salons du château de la marquise de Berkenfield.
La mise en scène des masses chorales n’a pour autant rien de statique pendant le premier duo Marie / Sulpice, la « Ronde du régiment » et le finale de l’acte I où on assiste, grâce à un rythme chorégraphié, à une mise en abyme de la vie militaire comme des moments clefs de la vie de Marie élevée par les soldats. Les tableaux sont à la fois poétiques, bon enfant, mais touchant à la fibre patriotique qu’exalte l’ouvrage. On passe de scènes larmoyantes à celles de la stupéfaction, ce dernier trait étant manifestement un clin d’œil à la dramaturgie moquée du grand opéra. Les personnages vivent intensément leur rôle, notamment les deux protagonistes qui surjouent juste ce qu’il faut pour aller vers un public qu’il faut émouvoir. L’acte II, qui prend place dans un décor élégant, paraît plus linéaire, mais pas moins théâtral. C’est alors que l’intrigue progressive régressive marque un pas de plus. La marquise passe de son statut de tante à celui de mère. L’acte tire les ficelles de la caricature (trio de la leçon de chant), du mélodrame (nombreux coups de théâtre), et d’une certaine exacerbation du sentiment patriotique dont tirent parti les marches avec le fameux « Salut à la France » que Lily Pons dans les années 1940 à New York doublait d’une vigoureuse Marseillaise.

La mise en scène s’appuie sur les qualités intrinsèques de l’opéra-comique de Donizetti qui tend des perches que saisit habilement la metteure en scène. Les répliques performatives sont génératrices d’effets scéniques, les perticchini scandent les moindres mouvements ; l’ouvrage, même s’il comporte quelques grands airs, fait une large place au dialogue musical qui permet de pousser assez loin la caractérisation des personnages et de les faire agir en synergie. Marie, vivandière dans l’âme, mais aussi grande dame ayant assumé son passé, juste avant le revirement final, fait forte impression. Cette mise en scène de Hye Myung Kang vivante, colorée et théâtrale a été plébiscitée par le public.
La distribution
La distribution vocale de La Fille du régiment repose pour l’essentiel sur les deux rôles de Marie et Tonio. Pourtant les autres rôles ont séduit plusieurs chanteurs connus. On ne compte pas les nombreuses interprètes qui ont souhaité, souvent en fin de carrière, incarner la marquise de Berkenfield ; sans être exhaustif, citons Jane Berbié, Viorica Cortez, Regina Resnik, Felicity Palmer, Sofie von Otter, Susan Graham… Monserrat Caballe s’est même offert, en guise d’adieux, l’inattendue duchesse Crakentoerp.
À Marmande, c’est Anne-Sophie Vincent (lauréate Concours 2018) qui a interprété la marquise avec beaucoup de classe. Le rôle qui expose la chanteuse dans un duo dès le début de l’ouvrage semble fait pour la comédienne ; la voix par ses couleurs et sa ductilité va bien au-delà de ce que demande le rôle qui peut être perçu comme un emploi de composition.
Dans Sulpice, Dominic Veilleux (lauréat Concours 2023) s’est illustré en début de carrière à Québec et a ensuite été programmé dans plusieurs pays européens. Son Sulpice est certes jeune, mais impactant dans des relations empathiques, voire plus contrariées, avec Marie ; la voix claire et mordante rend justice à la stature et à l’humanité du personnage.
Hortensius revient à Charles Fraisse, très en place, tout comme la duchesse de Crakentoerp dévolue à Evelyne Capdegelle.
On ne peut qu’être impressionné par la prestation de Jean Miannay (lauréat Concours 2023) dans Tonio pour lequel le rôle est vécu avec un engagement total. La voix dotée d’un timbre riche sait se faire précise dans les attaques lors du finale de l’acte I ; les célèbres aigus de la cavatine sont projetés sans problème en voix de poitrine ; la romance de l’acte II ne sépare pas le contenu émotionnel de la franchise et de la clarté des notes.
C’est à Marie que revient le plus grand nombre de pages musicales de l’ouvrage. Clara Guillon (lauréate Concours 2018) ne fait pas de l’opéra un récital. Dans l’acte I, Clara Guillon se taille la part du lion dans ses deux duos, dans la « Ronde du régiment » et dans sa romance finale, tous les numéros trouvant leur couleur propre et leur intégration dans le dialogue chanté qui jamais n’isole. L’aria suivi de la cabaletta à l’acte II voit la chanteuse passer d’une voix sur le souffle et des notes filées du bel canto à la carrure vocale attendue dans le « Salut à la France ». Le jeu fusionne avec la voix, Marie la vivandière, extravertie, sachant composer, au deuxième acte pour les subvertir, avec les codes de la mondanité.
Regroupons nos trois principaux interprètes pour dire combien leur trio « Tous enfin réunis » (attendu comme le quintette de Carmen) est une réussite. Moment suspendu !
L’Orchestre des Symphonistes d’Aquitaine en résidence à Marmande compte pour beaucoup dans la réussite elle aussi du spectacle. Son chef Philippe Mestres qui se distingue au concert est également un grand chef de fosse, ce qui veut dire valoriser le plateau et retrouver le style propre de la musique italienne importée à Paris.
Le chœur Avant-Scène qui compte près de 50 solistes préparé par Marie-Claire Mestres est performant dans sa vocalité, mais aussi dans la comédie qui semble passer à travers chaque interprète (on voit s’afficher la fierté comme couler les larmes).
La spectacle a été longuement applaudi par un public visiblement ravi de voir un opéra investir la scène du théâtre Comoedia.
Didier Roumilhac>
22 août 2025
La Fille du régiment, Gaetano Donizetti
Orchestre des Symphonistes d’Aquitaine, direction musicale : Philippe Mestres – Mise en scène : Hye Myung Kang – Chœur-Avant-Scène, direction Marie-Claire Mestres.
Distribution :
Marie : Clara Guillon – Tonio : Jean Miannay – Sulpice : Dominic Veilleux
Marquise de Berkenfield : Anne-Sophie Vincent – Hortensius : Charles Fraisse – Duchesse Crakentoerp : Évelyne Capdegelle – Le notaire : Jean-François Dauphin – Un caporal : Bruno d’Angelo – Un paysan : Jean Michelena