Pour les 150 ans de la disparition de Georges Bizet, c’est avec un spectacle coupé comportant la musique de scène de L’Arlésienne et Le Docteur Miracle deux partitions qui ne sont pas parmi les plus célèbres du compositeur, que l’Opéra de Tours ouvre sa saison lyrique. Il s’agit d’une coproduction du Palazzetto Bru Zane, de l’Opéra de Tours, du Châtelet, le spectacle devant être donné dans ce dernier théâtre en juin 2025, mais aussi de l’Opéra de Rouen Normandie, de l’Opéra de Lausanne et de plusieurs autres villes où seule l’opérette de Bizet sera donnée, parfois en version concert.
Ce sont deux moments assez différents de la carrière de Bizet auxquels renvoie le spectacle, son entrée dans la vie lyrique en 1857, date du Docteur Miracle et le musicien de la maturité revendiquée avec L’Arlésienne en 1872. C’est pour ces raisons un panorama bien intéressant que propose la production.
L’Arlésienne
Les musiques de scène sont ce qui a le plus disparu des corpus musicaux repris de nos jours, en même temps que nombre de pièces auxquelles elles étaient associées. Elles furent innombrables et pourtant bien des partitions restent introuvables. L’Arlésienne, indissociable du drame d’Alphonse Daudet, fait exception au point d’avoir donné lieu à des Suites d’orchestre toujours jouées de nos jours. C’est la version théâtrale d’origine de 1872 qui a été donnée à Tours. Même si la pièce de Daudet elle-même n’est pas jouée, il s’agit d’un véritable spectacle et non d’un simple concert.
La scénographie est particulièrement soignée. Le rideau se lève sur l’arrivée d’une étrange machine presque fantastique, qui semble affirmer une fonction nourricière et un moyen éolien ; elle permet d’incruster des tableaux de la Provence, mais aussi une peinture abstraite lorsque l’histoire avance. La vie au Castelet n’est pas oubliée avec l’entrée des personnages par des artifices qui rapprochent du Docteur Miracle donné en seconde partie, ses moments typiques ou dramatiques, et surtout la mort lorsque Frédéri se jette sur le pavé de la cour dans une sorte de vol plané très poignant.
Cette version scénique est jouée par deux rôles dansés incarnant les principaux personnages, quatre solistes représentant le chœur, et le personnage de Balthazar chargé à la fois de raconter l’intrigue, mais, comme figure du berger mémoriel surplombant l’histoire, de traduire les affects et les valeurs de la Provence. Il génère la présence d’un dernier être insolite, l’Innocent, un adolescent qu’il protège et dont il fait émerger la conscience.
Le texte très clair et équilibré d’Hervé Lacombe a le double mérite de se mettre en accord avec les passages musicaux et de permettre leur rapprochement, d’en faire une partition plus resserrée et un discours musical dont la continuité peut échapper lorsque la pièce de théâtre espace des moments contrastés.
Dans le cadre d’une Provence traditionnelle marquée par son décor, son identité et ses valeurs, on assiste au destin tragique d’un jeune fermier Frédéri qui apprend à la veille de ses noces que la jeune fille originaire d’Arles qu’il doit épouser est la maîtresse du gardian Mitifio. Frédéri, follement épris de sa fiancée, tombe dans le plus profond désespoir, flirtant avec l’idée de se donner la mort. Ni son grand-père Francet inflexible, ni sa mère Rose Mamaï aimante à l’excès ne trouvent d’issue à sa détresse. Le projet d’épouser Vivette n’est pas poussé très loin, l’enlèvement définitif de son Arlésienne par Mitifio portant le coup fatal à Frédéri qui finit par se suicider.
La pièce parlée comporte une partition faite de symphonies et de chœurs. Le personnage de l’Arlésienne ne paraît jamais sur scène et aucun rôle n’est chanté. Pour autant Francesco Cilea a pu composer un opéra sur la même histoire en 1897. Ne pas faire chanter les rôles dans L’Arlésienne n’est pas une obligation mais révèle bien une intention.
La mise en scène de Pierre Lebon séduit par la représentation largement dansée du récit et la mise en évidence de la partition, chaque mélodrame ou numéro étant finement rapporté au texte. Ce sont les travaux des champs chorégraphiés, la tombée du jour, la scène emblématique du loup et la chèvre tirée du célèbre conte de Daudet, la berceuse de l’Innocent, à l’image du rôle central de ce personnage qui inverse le cours de choses en « s’éveillant ». C’est la danse de Frédéri et de Vivette, l’épisodique fiancée, puis le retour de scènes plus cocasses. La musique sert de décor au conseil de famille.
Les passages musicaux sont en ouverture ou en final des tableaux, mais aussi sous forme de numéros ou mélodrames apparaissant aux moments clefs de l’intrigue et épousant le contenu émotionnel des paroles. Le prélude, la pastorale, le minuetto et le Carillon avant les accordailles avec Vivette et le retour de Mitifio sont restés célèbres. On a déjà évoqué le suicide de Frédéri dans une Provence symbole non seulement de folklore, mais aussi, comme chez Giono, de tragédie.
Le spectacle s’organise autour de la figure très forte du récitant / Balthazar incarné par Eddie Chignara un comédien dont la présence sait aller vers le public et le saisir littéralement. Les rôles dramatiques sont tenus par deux danseurs, Aurélien Bednarek et Iris Florentiny, qui imposent des personnages dont la chorégraphie révèle les affects. Le rôle de l’Innocent revient à Pierre Lebon dont le jeu exprime le mystère et l’intuition du monde. Enfin le chœur est celui des interprètes qu’on va retrouver dans Le Docteur Miracle.
Marc Leroy-Calatayud dirige un orchestre qui était celui de la création. Il fait de la véritable musique de scène, genre dont il retrouve les codes créant le décor, le climat scénique et les coups de théâtre. La couleur orchestrale est privilégiée avec la mise en valeur de l’instrumentation et des différents pupitres de l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire / Tours.
Le Docteur Miracle
La place du Docteur Miracle dans la biographie de Bizet éclaire d’un jour singulier l’intérêt pour un ouvrage issu d’un simple concours d’opérette. Jacques Offenbach souhaitait ouvrir son théâtre des Bouffes-Parisiens récemment inauguré à d’autres œuvres que les siennes. En 1856 ce sont 78 compositeurs qui s’inscrivent pour concourir à la composition d’une opérette en un acte sur un livret de Léon Battu et Ludovic Halévy. Georges Bizet et Charles Lecocq sont proclamés premiers ex-aequo. Les deux ouvrages alterneront sur la scène des Bouffes en 1857.
En 1856 Bizet est déjà second prix de Rome (avant d’être en 1857 le premier) et il a composé sa symphonie en ut.
Un podestat refuse que sa fille Laurette épouse celui qu’elle aime, s’il est militaire. Le jeune homme Silvio, justement capitaine, s’introduit successivement sous deux déguisements dans la maison de la belle et parvient à ses fins. Le podestat est remarié à Véronique qui a rompu avec un dragon et ne veut plus entendre parler de soldatesque. Son épouse comme celle d’Argan dans Le Malade imaginaire semble surtout viser l’héritage du barbon.
Le livret du Docteur Miracle sous sa forme convenue présente des arrière-plans qui ne sont pas inintéressants, comme le regard assez décoiffant porté sur les militaires.
Dans sa mise en scène Pierre Lebon joue sur le jeu de l’illusion et de la réalité. L’orphéon n’est pas une fanfare militaire, Pasquin n’est pas un serviteur, pas plus qu’un médecin. L’air «ça n’est pas visible à l’œil nu » ajouté d’Hervé souligne le point de vue. Le dévoilement final a été préparé par la situation où Silvio s’est fait reconnaître de Laurette. Alors qu’il se croit à l’article de la mort le texte du Podestat révèle un inconscient où Molière et sa fixation sur la médecine ne sont pas absents (même Béline l’alter ego de Véronique est citée). La « démonstration hypocratique » du prologue écrit par Pierre Lebon en sort justifiée. En même temps, l’action s’inscrit naturellement dans le style de la commedia dell’arte : les personnages uniformément vêtus en rouge, stéréotypés et inventifs à la fois, sont bondissants, vont de trappes en escamotages, de sauts et roulades, comme dans un monde qui danse.
Les voix sont parfaites.
Dima Bawab est bien distribuée dans le rôle de Laurette, jeune fille malicieuse et piquante ; habituée à des emplois comme Despina ou Papagena mais aussi versée dans le contemporain, elle déploie une voix agile et lumineuse aux aigus faciles.
Héloïse Mas qu’on retrouve dans les grands rôles d’opéra-bouffe mais aussi dans le grand lyrique comme Carmen s’exprime avec une grande fluidité sur l’ensemble des registres que lui assure une voix pleine et longue, les dons de comédie complétant la performance vocale.
Kaëlig Boché s’est fait connaître dans Le Voyage dans la Lune dans le rôle vocalement acrobatique de Quipasseparlà, mais il s’investit aussi dans la mélodie et le concert ; le timbre agréable et bien harmonisé est mis au service d’un personnage très investi.
Florent Karrer met sa voix mordante de baryton dans les pas d’un rôle bouffe ; très remarqué dans les grandes maisons d’Opéra dans des seconds plans, il sait aussi s’illustrer brillamment dans Le Voyage dans la Lune ou dans le répertoire contemporain.
Pierre Lebon, en assistant du Docteur Miracle, apporte sa signature de comédien qui semble sur scène être comme chez lui, en complète empathie avec le plateau.
La direction de Marc Leroy-Calatayud à la tête de l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire / Tours fait entendre la richesse de la partition, son souffle mélodique et rythmique, qui annonce les œuvres à venir et plusieurs idées musicales de Carmen. Le jeune chef déjà applaudi dans Ô mon bel inconnu est soucieux du théâtre essentiel dans le répertoire léger.
Les deux ouvrages ont été très applaudis. Notons pour terminer la qualité du programme de salle de l’Opéra de Tours, qui, outre l’appareil critique et les biographies imprimées, propose l’intégralité du livret de l’ouvrage. C’est assez rare pour être souligné !
Didier Roumilhac
6 octobre 2024
Direction musicale : Marc Leroy-Calatayud – Mise en scène, décors et costumes : Pierre Lebon – Lumières : Bertrand Killy
L’ Arlésienne
Balthazar : Eddie Chignara – L’Innocent : Pierre Lebon – Mitifio / Frédéri : Aurélien Bednarek – Rose / Vivette : Iris Florentiny
Chœur : Dima Bawab, Héloïse Mas, Kaëlig Boché, Florent Karrer
Le Docteur Miracle
Laurette : Dima Bawab – Véronique : Héloïse Mas – Le Capitaine Silvio : Kaëlig Boché – Le Podestat : Florent Karrer – L’assistant du Docteur Miracle : Pierre Lebon.
Orchestre Symphonique Région Centre – Val de Loire / Tours