Une rareté parmi les œuvres de Franz Lehár
Les tribulations d’une opérette « malchanceuse » dans une période troublée
Le Festival de Bad Ischl poursuit sa reprise d’ouvrages oubliés ou rarement joués de Franz Lehár avec, cette année, Der Sterngucker (L’Astronome), créé le 14 janvier 1916 à Vienne, pendant la Première Guerre Mondiale. Si cette opérette est de nos jours bien oubliée, c’est qu’elle ne figure pas parmi les succès durables du compositeur, même si la première fut très bien accueillie, y compris pour le ténor Louis Treumann (créateur du rôle de Danilo dans La Veuve joyeuse), chanteur alors contesté mais imposé par Lehár. Cependant le succès fut de courte durée et la pièce retirée après 79 représentations. Une seconde version, donnée en septembre de la même année, ne changea pas la donne. La partition ne sera sauvée que lorsqu’elle sera dotée d’un nouveau livret, celui de La Danza delle Libellule (La Danse des Libellules) jouée à Milan le 27 septembre 1922.
Der Sterngucker (L’Astronome), créé entre Endlich allein ! (Enfin seul ! 1914) et Wo Die Lerche singt (Le Chant de l’alouette, 1918) témoignait de la volonté de Lehár d’explorer de nouvelles voies et d’une véritable originalité qui ne trouva pas son public.
Le livret de Fritz Löhner1 s’appuyait sur une intrigue encore inusitée jusque-là dans l’opérette : celle d’un astronome célibataire endurci. Celui-ci, Franz Höfer, se retrouve fiancé malgré lui, au même moment, à trois jeunes filles différentes, avant de découvrir l’amour auprès de l’une d’elles plus perspicace que les autres.
Pour ce qui est de la partition, Lehár s’éloigne souvent des formes traditionnelles de l’opérette ; l’alternance chant-dialogue se veut beaucoup plus floue en passant progressivement de l’un à l’autre grâce à un dialogue musical. Ainsi l’air d’entrée de Höfer, est sans cesse entrecoupé par des dialogues, les trios ou quatuors sont plus nombreux, les finales réduits et les chœurs absents (pour des raisons matérielles car l’ouvrage avait vu le jour dans un théâtre de comédie dont il fallut créer l’orchestre et engager les chanteurs). L’ensemble tend ainsi beaucoup plus vers la comédie musicale que vers l’opérette.
Marqué par ce qu’il considérait être un échec cuisant, Lehár, avec l’aide de son librettiste habituel, Arthur Willner, retravailla cette comédie musicale, supprima huit des numéros les plus novateurs et les remplaça par cinq autres moins ambitieux afin de revenir au format de l’opérette traditionnelle2. Mais, en cette fin d’année 1916, les cœurs n’étaient pas vraiment à la fête pour apprécier un ouvrage encore trop novateur.
Six ans plus tard, le librettiste et compositeur italien Carlo Lombardo proposa à Lehár d’écrire un nouveau livret s’adaptant à la partition de L’Astronome dont l’un des quatuors valsés, « La Danse des Libellules » donna son nom au nouvel ouvrage. Créé le 27 septembre 1922 à Milan, le succès fut immédiat et se répéta à l’étranger. La version française, dans l’adaptation de Roger Ferréol et Max Eddy, fut représentée à Paris, au Bataclan, le 14 mars 1924. L’ouvrage demeure toujours à l’affiche en Italie.
Bernard Crétel
1 Fritz Löhner, dont c’était la première collaboration avec Lehár, participera par la suite aux livrets de Frederique, Le Pays du sourire, Le Monde est beau, Giuditta ; de confession juive, il fut arrêté en 1938, déporté à Buchenwald et mourut à Auschwitz.
2 Un enregistrement de cette seconde version a été réalisé en 2004 par le label cpo. Le texte ci-dessus s’inspire, en partie, du livret de l’album.
L’argument
Acte I : Un pensionnat de jeunes filles à Vienne
Le bal annuel rassemble les pensionnaires, jeunes filles de bonne famille, et leurs parents, cette fête permettant aux demoiselles de se trouver un mari. Parmi celles-ci Kitty Höfer et ses amies Lilly, Mizzi et Isolde, se font applaudir dans une valse chantée et dansée : « Les libellules lumineuses et agiles ». Lilly est déjà promise, mais elle déteste son fiancé, un architecte prénommé Paul qui désire pour sa part rompre ses fiançailles par amour pour une autre jeune fille rencontrée récemment à l’Opéra. Lilly accepte à condition qu’il lui trouve un remplaçant digne de son nom. En attendant, ils continuent de s’afficher comme fiancés officiels, surtout que le nouvel amour de Paul n’est autre que Kitty.
Arrive le frère de Kitty, Franz dont la seule passion est l’astronomie, en dehors de la tendre affection qu’il porte à sa sœur qu’il a élevée seul suite au décès de leurs parents. Son récit émeut les amies de Kitty, les jeunes filles trouvant par ailleurs qu’il ferait un excellent parti. Aussi chacune d’elles va utiliser un prétexte plus ou moins futile pour se voir compromise et exiger le mariage. En une heure de temps Franz, dont la gentillesse et la naïveté l’empêche de réagir, se voit donc fiancé trois fois.
La cloche du pensionnat sonne la fin du bal. Tour à tour, Mizzi, Isolde, Lilly et leurs parents s’invitent pour déjeuner chez Kitty pour le lendemain. Fort étonnée, Kitty invite alors Paul à participer aux réjouissances.
Acte II : Un salon dans la maison de Franz et Kitty Höfer
Alors que l’astronome et sa sœur, attendent leurs invités, apparaît Roder Rapenheller détective privé d’un bureau de renseignements engagé par les parents des trois fiancées de Franz pour une enquête de moralité. Comprenant la situation épineuse dans laquelle son maître se trouve engagé, Nepomuk, serviteur de longue date de la famille, invente à l’intention du détective une invraisemblable histoire de dettes, de spéculations ratées et l’existence d’une soubrette dépravée appelée Momo (en fait le nom du chien de la maison). Horrifié, le détective s’enfuit.
Voici que surgit Lilly qui rappelle sans ménagement à Franz qu’ils sont fiancés, mais le jeune homme détourne son attention en lui montrant un ours en peluche, son confident de toujours ; à la fin d’une danse grotesque, Lilly prend l’ours sur ses genoux et le berce.
Les autres invitées arrivent ; après le café, les mères se retirent pour jouer au bridge et les filles entourent l’astronome qui trouve la situation étrange. Connaissant sa gourmandise, elles le tirent de sa rêverie en lui fourrant divers aliments dans la bouche. Le récit catastrophique de Nepomuk à l’agent Rapenheller ayant porté ses fruits, Messieurs Popper et Rahmberger, très irrités, arrivent et éclairent leurs épouses et filles sur le manque de sérieux du futur beau-fils et se retirent avec leur famille.
Insensible aux prétendus manquements de Franz, Lilly est restée parce qu’elle sait qu’il vit dans les étoiles et, afin de l’éveiller à la vie réelle et à l’amour, elle l’invite pour une valse qui lui fait tourner la tête tout en multipliant les malentendus. Kitty et Paul s’avouent leur amour et Franz, pour complaire à sa sœur, promet d’épouser Lilly. Paul, sachant que Franz le remplacera auprès de Lilly pourra donc épouser Kitty.
Acte III : L’observatoire privé de Höfer
Les mariages ont eu lieu. Pour autant, Franz, devant terminer l’œuvre de sa vie sur certaine pluie de météorites, s’est réfugié dans son observatoire, ne songeant nullement à consommer son union précipitée. Lilly, devenue Madame Höfer, le tance vertement et une dispute éclate.
Ils sont bientôt rejoint par Kitty et Paul, tout juste rentrés de leur voyage de noces. Kitty, tout à son bonheur, réalise les problèmes de son amie. Pour venir à son aide, elle invente un certain lieutenant qui ferait la cour à Lilly, semant ainsi la graine de la jalousie dans le cœur de son frère. Le stratagème réussit et l’astronome se jette sur son épouse pour l’embrasser fougueusement, quittant alors les sphères lointaines des étoiles pour atterrir en douceur sur le sol mouvant de l’amour.
Der Sterngucker au Lehár Festival de Bad Ischl
Au préalable on rappellera que Bad Ischl-Salzkammergut a été désigné cette année capitale européenne de la culture ! Une manière notamment de rendre hommage à l’opérette et aux compositeurs qui ont séjourné dans cette ville : Lehár, Brahms, Johann Strauss, Bruckner, Kálmán, Oscar Straus. Chaque mois d’août on y célèbre la réjouissante « Fête de l’Empereur » en l’honneur de François-Joseph lequel se fiança dans cette station thermale avec Elisabeth d’Autriche (Sissi) alors âgée de 15 an.
Et l’opérette ?…Que dire si ce n’est que répéter inlassablement les mêmes propos ? En faisant d’abord, et pour la énième fois, le constat qu’elle est ici (mais comme d’ailleurs dans la quasi-totalité des théâtres autrichiens) considérée comme un art majeur et non méprisée comme « un ersatz marginal et médiocre de l’art lyrique». En se réjouissant, ensuite, de contempler une salle archicomble à chaque représentation. En notant, de surcroit, que le festival affichait ce jour-là Der Sterngucker à deux reprises : en matinée et en soirée, et en regrettant que pareille formule n’existe quasiment plus en France bien qu’elle y prospéra naturellement en son temps.
Par ailleurs depuis des décennies le Festival Lehár de Bad Ischl propose traditionnellement dans son programme estival une « version semi-scénique » avec l’orchestre sur le plateau mais, pour autant, assortie d’éléments de décors qui changent, d’artistes en costumes, de lumières, de ballets et bien entendu, d’une véritable mise en scène ce qui permet aux spectateurs d’assister à un spectacle absolument complet d’un point de vue scénographique.
Mais formulons une considération particulièrement importante : cette version semi-scénique donne lieu systématiquement à un enregistrement intégral et ceux qui fréquentent assidument le festival peuvent, l’année suivante, se procurer à l’intérieur même du théâtre les CD de l’œuvre qui a été présentée l’année précédente. Ainsi, nous avons pu constater que Schön ist die Welt (Le Monde est beau) auquel nous avions assisté en 2023 était publié. Sans que la liste en soit exhaustive, nous citerons parmi les œuvres de Franz Lehár ainsi enregistrées in situ : Eva en 2005, Frasquita en 2011, Wo die Lerche singt (Où chante l’alouette) en 2014, Die Juxheirat (Le Mariage pour rire) en 2016, Cloclo en 2019, Wiener Frauen (Femmes Viennoises) en 2022 sans compter, bien entendu les œuvres des compositeurs autres que Franz Lehár.
Avec cette énumération significative on touchera du doigt l’énorme différence qui peut exister entre l’Autriche et la France. Dans le premier cas la plupart des opérettes de Lehár – même les moins connues – sont représentées et en outre enregistrées dans leur version intégrale en DVD. Dans le second cas, en France, on n’évoque aujourd’hui généralement plus que La Veuve Joyeuse et Le Pays du Sourire et, sauf erreur, aucune opérette du compositeur n’est enregistrée concomitamment pendant une représentation.
Comme il est indiqué ci-dessus dans le paragraphe relatif à l’œuvre originale sous la plume de Bernard Crétel, ceux qui ont vu ou écouté La Danse des Libellules retrouvent avec bonheur et nostalgie certains airs de cette opérette qui n’est plus jouée en France3 (mais fréquemment encore en Italie) comme le fameux duo « Bambolina ». En outre la partition recèle de forts belles pages emplies des multiples séductions, raffinements et art subtil de l’orchestration dont le compositeur de La Veuve joyeuse, passé maître en la matière, ne s’est jamais départi tout au long de sa carrière.
Soulignons le mérite de Sebastien Kranner – seulement âgé de 23 ans – d’avoir inscrit une action vivante sur un espace relativement étroit eu égard à la disposition de l’orchestre. Dans sa mise en scène, tout se déroule comme dans un film où les personnages défilent rapidement grâce aux interventions de Nepomuk (Sebastian A.M. Brummer) et celui du narrateur (Walter Sachers) le premier traduisant en quelque sorte dans sa gestique (et avec quel humour bondissant !) la voix du premier. En outre la dramaturgie de Jenny W.Gregor contribue au plaisir pris par les spectateurs.
Loes Cools, piquante Belotte l’an dernier dans Madame Pompadour, pare Lilly de son charme sensuel et de son timbre enjôleur face à la naïveté de Christoph Gerhardus en astronome perdu dans la contemplation de ses étoiles et déconnecté de la réalité (mais à la musicalité consommée). Le couple se reforme d’ailleurs un jour plus tard dans Der Bettelstudent (L’étudiant pauvre). Le ténor Matthias Koziorowski titulaire de rôles tels qu’Hoffmann ou le Prince dans Rusalka et la soprano Corina Koller (elle aussi partie prenante de Laura dans Bettelstudent) conjuguent la puissance de leurs voix lyriques en Paul et Kitty. Sophie Schneider et Claire Winkelhöfer dessinent respectivement avec exubérance Isolde et Mizzi.
Autre régal, et non des moindres, est de goûter au bonheur dispensé par les musiciens de l’Orchestre du Festival Franz Lehár par la couleur et le rythme si particuliers aux ouvrages autrichiens ainsi que par le rendu voluptueux de ces partitions luxuriantes. Pas étonnant – surtout sous la direction d’un chef aussi talentueux que Marius Burkert – si cette phalange est parvenue à rayonner à l’international grâce à son opulente discographie marquée du sceau de la firme cpo !
Christian Jarniat
15 Août 2024
3 Encore qu’on peut créditer le Théâtre de l’Odéon de Marseille, alors sous la direction de Jean-Jacques Chazalet, d’avoir proposé à son public deux représentations en français de La Danse des Libellules en février 2010 dont il avait assuré la mise en scène.
Der Sterngucker (L’Astronome) – Franz Lehár
Direction musicale : Marius Burkert – Mise en scène : Sébastien Kranner – Chorégraphe : Astrid Nowak – Costumes : Jenny Thost
Distribution :Corina Koller (Kitty Höffer) – Loes Cools (Lilly Moos) – Sophie Schneider (Isolde) – Claire Winkelhöfer (Mizzi)
Christoph Gerhardus (Franz Höfer) – Sebastian A.M. Brummer (Népomuk) – Mattias Koziorowski (Paul von Rainer) – Walter Sachers (Narrateur)