Le Raimund Theater lieu mythique de la comédie musicale à Vienne
A Vienne existe un magnifique théâtre exclusivement consacré à la comédie musicale : le Raimund Theater. De très nombreuses productions y ont été à l’affiche et les mini-boutiques qui y sont installées, proposent des enregistrements audio et vidéo des spectacles qui y ont été produits. Nous sommes dans ce que les amateurs de comédie musicale affectionnent particulièrement, à savoir un lieu mythique comparable aux salles du West End à Londres ou encore de Broadway à New-York. Un théâtre, bien entendu, dans lequel les productions sont affichées pour des mois, voire pour des années.
Inauguré le 28 novembre 1893 et tourné d’abord vers le théâtre parlé, c’est à partir de 1908 que l’opérette y fait également son entrée. Le succès est tel que certaines représentations durent pendant plusieurs mois. Les opérettes dominent ensuite le programme avec, notamment, des œuvres de Johann Strauss et de Robert Stolz, (dont Das Glücksmädel (La Fille chanceuse) créée in loco en 1910). D’autres compositeurs partagèrent aussi l’affiche de ce théâtre. L’un des plus grands succès de cette époque Das Dreimäderlhaus (La Maison des trois jeunes filles) sur des motifs de Franz Schubert, connut plus de 1 200 représentations entre 1916 et 1927.
L’année 1976 voit poindre l’ère des comédies musicales au Raimund Theater avec par exemple Lady in the Dark de Kurt Weill. En 1984/85, le théâtre est entièrement rénové et depuis 1987 accueille un nombre important de grandes productions de comédies musicales dont certaines créations mondiales. On peut citer : A Chorus Line,Les Misérables,Le Fantôme de l’Opéra, La Belle et la Bête,le Bal des Vampires, Hair,Joseph and the Amazing Technicolor Dreamcoat,Wake Up, Barbarella,Roméo et Juliette,Rebecca, We will rock you,Mayerling, I’ve never been in New York,Elisabeth, Mamma Mia,Mozart ! Shikaneder, I Am from Austria. En 2019 : nouvelle rénovation et modernisation du Raimund Theater. Au cours de la saison 2021/22, Miss Saïgon, le touchant succès musical mondial produit par Cameron Mackintosh, inaugure le théâtre rénové.
Un vaste parterre et deux grands balcons accueillent un public qui est, en ce pays, friand de musique et qui peut et sait aussi bien apprécier tous les genres ! (n’oublions pas tous les grands compositeurs viennois au rang desquels Johann Strauss et Franz Lehár !) Nous aurions pu être extrêmement étonnés de la qualité d’un spectacle qui, en son genre, porte la musique et l’interprétation dramatique aussi haut que celui du Staatsoper ou encore du Volksoper, si nos pérégrinations en Autriche depuis près de deux décennies ne nous avaient pas enseigné que l’opérette mais aussi la comédie musicale, représentent dans ce pays de véritables « institutions » portées à un niveau qu’on peut très difficilement imaginer en France.
La nouvelle production fastueuse du Fantôme de l’Opéra
Le Fantôme de l’Opéra est donc à l’affiche depuis le mois de mars, observation étant faite que le théâtre joue tous les jours, y compris deux fois par jour le samedi dans un processus identique aux théâtres londoniens ou new-yorkais. Compte-tenu que la plupart du temps on joue ici à guichets fermés, on peut imaginer que ce Fantôme de l’Opéra a de longs et beaux jours devant lui au Raimund Theater. Point particulièrement rafraîchissant et sympathique en cette soirée du 6 juin : des élèves d’université entre 13 et 18 ans assistaient en nombre (venus par cars entiers) à la représentation, les jeunes garçons en costumes sombres et les jeunes filles en robes de soirée.
Nous avons vu près de dix fois Le Fantôme de l’Opéra dans son lieu de création au His Majesty’s Theatre à Londres où il est affiché depuis 38 ans ! (création en 1986). La comparaison d’une œuvre que nous connaissons quasiment note par note était ce soir là particulièrement exaltante.
Nous soulignerons au préalable que le Raimund Theater – ainsi que nous l’indiquions plus haut – est voué à la comédie musicale ce qui naturellement signifie que ses équipements sont en parfaite adéquation avec le style si particulier de spectacle qui trouve difficilement sa véritable expression en d’autres lieux comme par exemple dans certains théâtres non adaptés voire même parfois – aussi paradoxal que cela puisse paraître – dans des salles d’opéras. Ici nous sommes au sommet de ce que peut être le son, la lumière, la scénographie et les effets spéciaux pour ce genre particulier. Les équipes sont naturellement doublées voire triplées par exemple en ce qui concerne l’orchestre pour permettre une indispensable alternance dans un lieu où l’on joue quotidiennement. Nous avons donc dénombré une trentaine de musiciens, ce qui est le double de l’effectif habituellement utilisé pour des comédies musicales. (L’Orchestre Vereinigten Bühnen Wien est une phalange de 80 musiciens qui se consacre essentiellement à la comédie musicale). L’excellence est évidemment de mise chez des professionnels expérimentés et spécialisés dans le genre et dirigé ce soir là par leur chef titulaire Carsten Paap.
Cette nouvelle production du Fantôme de l’Opéra bénéficie de la mise en scène de Laurence Connor grand spécialiste des spectacles anglo-américains notamment connu pour sa mise en scène à Londres des Misérables à L’O2 Arena (Dôme du Millénaire) en 2010 et du Fantôme de l’Opéra au Royal Albert Hall en 2011à l’occasion des célébrations respectives du 25ème anniversaire de ces deux comédies musicales au long cours. (Superviseur de la production et de la mise en scène en tournée et à Vienne : Seth Sklar-Heyn).
Rendons d’abord l’hommage qu’il convient à Maria Björnson (disparue en 2002) puisque les magnifiques costumes sont identiques à ceux qu’elle avait conçus pour la création de l’œuvre. Quelle absolue splendeur et quel faste ! Il n’est que contempler pour s’en convaincre ceux de la séquence du pastiche de l’opéra-bouffe baroque Il Muto avec ses parures Louis XV et ses perruques extravagantes. Mais tout le reste renvoie de manière extrêmement émouvante à la production londonienne avec par exemple, les très riches costumes du premier acte relatifs à l’opéra Hannibal ou encore au deuxième acte le tableau consacré à Don Juan Triumphant (« The Point of No Return »).
Et puis au titre de la scénographie (Paul Brown) comment pourrait-on faire abstraction du lustre imposant, symbole emblématique de cette œuvre, sans compter l’abondance des décors, ici construits de manière très ingénieuse sur le fondement d’une tour qui mouvemente sur un plateau tournant permettant de ce fait, de passer rapidement d’un lieu à un autre. Cette tour comporte à son sommet une sorte de balcon circulaire qui offre une deuxième aire de jeu. C’est ainsi, par exemple, que lorsque les protagonistes lisent dans le décor du bas (bureau des directeurs de l’opéra) les lettres du Fantôme dans ce qui précède le septuor « Prima Donna », on peut apercevoir celui-ci au plan supérieur (les cintres du théâtre) lisant lui-même ses propres missives alors que sa voix devient celle des protagonistes. Très belle idée également, lorsque Christine Daaé va se recueillir sur la tombe de son père puisque l’on passe de la répétition de Don Juan Triumphant dans un décor d’église à celui du cimetière avec une habile transition où s’impose l’évidence. Lorsque le Fantôme conduit Christine au fin fond des sous-sols, ce sont des marches d’escaliers rétractables qu’ils franchissent avant d’utiliser la barque qui va les conduire au repère du héros.
Toutes ces séquences rapidement enchaînées donnent à l’œuvre un caractère de fluidité cinématographique. On ne pourra de surcroît que louer les intermèdes chorégraphiques réglés au millimètre (signés Scott Ambler) comme celui du ballet pastoral qui précède la pendaison de Bouquet par le Fantôme et bien entendu, « Masquerade » qui ouvre le deuxième acte également dansé par les artistes-chanteurs. En dehors de cette scénographie qui, sans copier exactement celle de la production originale, n’en trahit pour autant ni l’esprit ni la splendeur, comment ne pas tomber en admiration non seulement devant l’extrême précision de la direction d’acteurs mais aussi l’engagement inouï de chacun des interprètes ? Encore une fois nous ne sommes que partiellement surpris dans la mesure où nous avons maintes fois apprécié ce que les autrichiens savaient faire en la matière, se hissant à la même hauteur que leurs collègues anglais ou américains.
Mais comment ne pas citer avec enthousiasme le stupéfiant trio, Fantôme / Christine / Raoul ? Le rêve absolu ! Identique à notre sens à celui du 25ème anniversaire conservé fort opportunément par la vidéo captée au Royal Festival de Londres. LeFantôme de Anton Zetterholm époustouflant tant sur le plan interprétatif que sur le plan vocal se hisse au niveau de celui qui marqua de son empreinte le rôle à savoir Ramin Karimlo.
Sa voix ample et puissante et l’absolue beauté de son timbre, s’accorde à merveille avec celle de sa magnifique partenaire Lisanne Clémence Veeneman démontrant à quel point elle maîtrise le rôle difficile de Christine Daaé avec non seulement une aisance dans les extrêmes aigus et les vocalises aériennes alternant avec des séquences qui sollicitent un large médium de voix et notamment des graves (que certaines interprètes du rôle ne possèdent pas) et ceci est absolument nécessaire pour rendre justice à l’air magnifique, l’un des sommets de la partition à l’acte du cimetière « Wishing You Were Somehow Here Again ». Le duo qui termine le premier acte « All I Ask of You » sur le toit de l’Opéra de Paris est tout autant stupéfiant parce que là encore le couple formé par Lisanne Clémence Veeneman et Roy Goldman (idéal en Raoul de Chagny) est aussi glamour qu’émouvant.
Œuvre collective « Le Fantôme de l’Opéra » nécessite des partenaires brillants et pour ceux-ci, on est particulièrement bien servi par trois interprètes que nous connaissions par ailleurs à savoir, Patricia Nessy (Madame Giry) déjà appréciée au Festival de Bad Ischl dans Frau Luna de Paul Lincke, et Der Vogelhandler de Carl Zeller ainsi que Milica Jovanović (Carlotta Giudicelli) qui fut une admirable Anna dans The King and I (Le Roi et moi) au Festival de Morbisch en 2022, et enfin Thomas Sigwald (Monsieur Firmin) qui s’est illustré tout particulièrement dans le répertoire d’opéra de Mozart à Massenet. Les autres interprètes sont tous aussi remarquables.
Encore une fois la démonstration, si besoin était, que dans ce pays voué à la musique surtout dans cette ville, véritable « florilège » où tous les plus grands compositeurs viennois de naissance ou d’adoption, ont écrit leurs plus belles pages – de Gluck àSchönberg en passant bien entendu par Mozart, Schubert, Strauss etc. – il n’y a aucune frontière entre les genres, chacun étant capable de passer de l’un à l’autre en les servant avec le même amour, la même passion et le même talent.
Bien entendu à la fin de la représentation, la salle est debout pour une très longue standing ovation. Comment pouvait-il en être autrement ?
Nous sommes néanmoins sortis du spectacle avec un pincement au cœur en pensant que cette œuvre jouée dans le monde entier depuis sa création, voici près de 40 ans, n’a jamais été représentée en France et notamment à Paris. Certes, tout était prêt en 2016 pour accueillir au Théâtre Mogador la version française du chef d’œuvre d’Andrew Lloyd Webber mais on sait qu’un malheureux incident a empêché cette création dans notre pays, du fait de l’incendie dans un local technique ayant endommagé certaines parties de la scène.
A quand donc désormais Le Fantôme de l’Opéra en France ?
Christian Jarniat
6 juin 2024
Direction musicale : Carsten Paap
Mise en scène : Laurence Connor
Mise en scène pour Vienne : Seth Sklar-Heyn
Chorégraphie : Scott Ambler
Décors : Paul Brown
Costumes : Maria Björnson
Lumières : Paule Constable
Son design : Mick Potter
Projections : Zakk Hein
Distribution :
Le Fantôme : Anton Zetterholm
Christine Daaé : Lisanne Clémence Veeneman
Raoul, Vicomte de Chagny: Roy Goldman
Monsieur André: Rob Pelzer
Monsieur Firmin: Thomas Sigwald
Carlotta Giudicelli : Milica Jovanović
Ubaldo Piangi : Greg Castiglioni
Madame Giry : Patricia Nessy
Meg Giry : Laura May Croucher
Orchester der Vereinigten Bühnen Wien