– Un site remarquable
Bruniquel c’est d’abord une ambiance née de la conjonction d’un lieu remarquable et du travail d’une équipe très engagée dans la difficile tâche de proposer à un large public une programmation lyrique divertissante de qualité. Le lieu ce sont les châteaux de Bruniquel, joyaux entre autres d’une région qui n’en manque pas, l’équipe c’est celle conduite par un robuste attelage qui voit sous le même joug Frank T’Hézan et Jean-Christophe Keck labourant à chaque saison (rare labour d’été!) les terres offenbachiennes.
Bruniquel, il faut le dire, se mérite. Le spectateur doit tester ses capacités à l’escalade sur les pavés de la médiévale cité pour atteindre l’Olympe lyrique. Par temps caniculaire le mérite est double mais on se dit qu’artistes et techniciens jouissent des mêmes avantages. La plateforme au pied du monument dominant la vallée, ménage un bel espace où sont installés la tribune du public et la scène adossée à une muraille. Le reste de l’espace est assez vaste pour permettre l’installation de tout ce qu’il faut de réconfort après l’effort. Le tout dans une belle convivialité. Une fois installé le public se trouve face à la scène et sa muraille de fond, il a à sa droite le haut mur d’un des châteaux, entre les deux une échappée qui réserve toujours quelque entrée surprenante. Dans son dos, et à sa gauche, au-dessus de sa tête : le ciel avec un tout mince croissant de lune. On commence à la nuit tombante avec ses coloris crépusculaires.
Cette année, retour d’un ouvrage déjà donné en ces lieux : le Château à Toto, qui mérite bien un retour d’abord parce que c’est une rareté et ensuite parce qu’il se prête particulièrement au lieu.
Bruniquel devient sans problème la Roche-Trompette avec son château à galerie des ancêtres et ses paysans à l’accent local. Et pourquoi faudrait-il que les paysans d’opérette aient toujours un accent berrichon ou bourbonnais ? À l’usage on voit que cela fonctionne et rend aussi bien compte d’une réalité bien cernée par Meilhac et Halévy sous la légèreté de la bouffonnerie.
– Une mise en scène ingénieuse
La scénographie s’appuie sur quelques éléments comme ces grands tableaux voilés d’où émergent tout à coup par transparence les figures au trois quarts effacées des ancêtres glorieux du fin-de-race qu’est Hector de la Roche-Trompette, contraint à brader le château, son contenu et sa mémoire, pour avoir bamboché jusqu’à la ruine. C’est un très beau moment que cette fugace apparition devant le vieux mur de vieilles pierres chargé d’histoire(s).
Une table, un fauteuil, quelques chaises suffisent à l’apparat de la vente aux enchères, une demi-meule de foin, une barrière en bois, une charrette et en fond, par l’échappée entre les deux murailles, dans la lumière mourante des projecteurs un toit, un vrai, constituent un tableau étonnant de relief (coucou les furtifs techniciens!). C’est par cette échappée que fait son entrée vraiment très réussie le faux général Bourgachard assis à l’envers sur un bidet très docile, mais qui préfère être conduit par son maître habituel que par un ténor exalté affublé d’un vaste bicorne, d’un faux nez à humilier Pinocchio et de moustaches à rendre jaloux Salvador Dali.
Ces derniers éléments sont d’ailleurs tout sauf anecdotiques. Une des grandes réussites de cette mise en scène est dans les variations autour justement des faux nez, portés tour à tour par le paysan Pitou, le notaire Massepain et même le très rigide Crécy-Crécy devenu facteur rural. La thématique du travestissement est omniprésente chez Offenbach (On pense au faux nez, au faux nécessiteux des Deux Aveugles), y sont aussi très présents poupées et pantins (On pense à la Princesse de Trébizonde, poupée de cire perdant son nez au mauvais moment) (Sans parler d’Olympia la poupée mécanique). C’est que chez lui l’humain est souvent fantoche. Le fait est que la musique d’Offenbach confère à ces moments déjantés une puissance poétique et dramatique notable. C’était particulièrement le cas lorsque le faux général, debout sur la table de la vente aux enchères, se déglingue littéralement et que sont ombre sur le mur de pierre s’agite dans le rond de lumière d’une poursuite dans une sorte de désarticulation. Cela fait un bel écho aux ancêtres estompés.
Comme toujours les costumes de Guillaume Attwood allient raffinement et efficacité dramatique. L’idée de réserver à Crécy-Crécy le camaïeux de noirs (actuelle tarte à la crème des visuels de théâtre et d’opéra et grande ressource des costumiers sans inspiration) donne au personnage un petit côté un peu inquiétant, ou du moins rigide, rappelant qu’il y a toujours chez Offenbach un côté sombre des choses. Cela rend d’autant plus délirante la métamorphose en facteur rural haut en couleur. On a même, chose rare, un bel exemple d’humour par le costume avec l’apparition de la Vicomtesse de la Farandole en aristo (de pacotille) jouant les paysannes, costume à l’opposé de ce qu’un affublement grotesque aurait produit.
– Les artistes
Le choix de confier le rôle de Toto à une chanteuse, s’il peut surprendre un public non averti ou simplement attaché au réalisme, répond à une exigence de respect de l’original, mais aussi et surtout au respect de la musique. Il suffit d’entendre un des enregistrements de la RTF ou de l’ORTF où le rôle est tenu par un ténor pour, à l’écoute du duo entre Aude Fabre et Margot Fillol, mesurer le saccage qu’est la première option. La musique passe tout de même avant un réalisme qui n’a aucun lieu d’être. Le spectateur a son rôle à jouer dans l’acceptation des conventions. Aude Fabre trouve la gestuelle, la démarche, le port général, aptes à représenter la masculinité quelque peu immature de Toto. Il est difficile, comme pour le reste de la distribution, d’apprécier justement les qualités vocales forcément distordues, plus encore pour les voix aiguës, par l’indispensable sonorisation. Il est très probable que la compréhension du texte aurait été meilleure sans cela. On s’en rend compte lorsque involontairement la sono laisse percer la voix directe. Ceci admis, elle possède exactement le type de voix qui convient aux personnages en travesti. Elle en use avec vaillance et, le moment venu, avec une retenue et une sensibilité qui rendent justice à l’écriture et à l’esprit de la musique dans ses bouffées mélancoliques.
C’est en rapport structurel avec ce rôle que s’organise la palette vocale féminine. Aurélie Fargues est une Catherine bien éloignée de « la grosse Catherine » du livret correspondant sans doute au physique de la créatrice du rôle. C’est donc une Catherine sans épithète qu’elle incarne dans la descendance de la Zerlina mozartienne. La voix est légère au bon sens du terme, elle sait user de l’abondance des consonnes offertes par le livret pour caractériser sa paysannerie et pour tirer avantage sur le plan de l’articulation. Le personnage ainsi dessiné est clairement plus mutin que lourdaud et cela fonctionne tout à fait.
La Vicomtesse de Morgane Bertrand, dans cette palette de voix féminines, est plus dans un registre lyrique, elle possède un timbre clair mais assez charnu. Pour un peu elle passerait pour une authentique Vicomtesse (à défaut d’être Comtesse). Elle sait en user pour conférer au personnage un côté enjôleuse cynique et moqueuse qui fait merveille dans son air « Va donc la Falotte ». Belle inspiration que celle de poser ses deux pieds à bottines sur la table à la fin se sa scène de séduction (tentée) du notaire, elle qui dut trotter sérieusement pour se faire un (faux) nom.
Enfin Margot Fillol en Jeanne de Crécy-Crécy est tout à fait vocalement à sa place en jeune amoureuse. Elle aurait certainement été classée comme « première amoureuse » du temps des troupes établies. Elle en possède les qualités de fraîcheur du timbre et de projection (si tant est qu’on puisse vraiment en juger). Elle fait du personnage plus qu’une ingénue tiraillée entre un papa buté et un amour d’enfance qui a mal tourné.
Du côté des hommes, Frank T’Hézan sait donner à son chant la double facette du sérieux et du bouffon, tirant vers l’opéra quand il le faut (appelé d’ailleurs par la parodie du Roméo et Juliette de Gounod), mais aussi adoptant dans l’étonnant « facteur rural » le style café-concert pas si évident que cela.
Xavier Mauconduit est très à l’aise et tout à fait convainquant en Pitou plus finaud que benêt. Il retrouve l’exultation débridée de l’oracle de la Belle Hélène dans son apparition en général Bourgachard. La voix est percutante à l’occasion et l’articulation plutôt efficace.
Dominique Desmons était attendu en Marquis de la Pépinière. Il sait – chose rare dans l’opérette – se livrer au « gros » comique sans jamais tomber dans la pitrerie destinée à faire rire la galerie. Ce talent ne doit pas faire passer au second plan ses qualités plus de ténor comique que de trial, pourvu d’une voix solide et d’une articulation exemplaire. Un incontournable.
Quant à Michel Vaissière il est toujours aussi impressionnant de distinction et de finesse tant dans son chant que dans son jeu de comédien. Il apporte, face à l’indispensable « gros » comique le comique un peu guindé des pince-sans-rire, même doté d’un faux nez. La scène entre le notaire et la Vicomtesse (ex-Falotte) était bien au-delà de ce qu’on attend d’une scène d’opéra-bouffe. On regrette, petite frustration, de ne pas avoir pu l’entendre dans son duo avec Pitou.
Le reste de la distribution est à la hauteur des ces « petits rôles » si délicats à porter. On retiendra le « vieux serviteur » de Till Fechner et la Niquette plus vraie que nature de Jeanne-Marie Lévy.
Les interventions et déplacements des « masses » où se mêlent figurants et choristes sont réglés et exécutées avec fluidité et naturel. La « fanfare » est délicieusement clochemerlesque, il n’est pas jusqu’au benjamin qui ne prenne part au chant à l’occasion. La « bourrée » chorégraphiée par André Furlani évite le piège du folklore à bas coût. Tous les épisodes collectifs sont des moments de bel entrain.
Enfin, tout cela est porté par la grande expertise offenbachienne de Jean-Christophe Keck, infatigable farfouilleur d’archives et restaurateur du grand Jacques. Les choses étant ce qu’elles sont la présence à Bruniquel d’un orchestre réduit s’impose. Selon sa pratique habituelle Jean-Christophe Keck a procédé à la réduction de la partition en optant pour une formation originale d’une douzaine de pupitres essentiellement d’instruments à vent, plus aptes au plein air, réduisant les cordes à un seul violon et à une contrebasse. Yoshiko Moriai, qui a la fonction de chef de chant, tient le clavier. On perd forcément un peu, en particulier au moment où Offenbach parodie l’orchestration de Gounod, mais est-ce bien important ? On a en revanche la chance de pouvoir entendre les interludes auxquels on n’a accès encore aujourd’hui que par les enregistrements électroniques réalisés et mis en ligne par Jean-Christophe Keck lui-même. L’ensemble sonne bien, on est dans autre chose qu’un réduction technique. Offenbach y sonne très Offenbach, c’est à dire avec une subtilité sans fracas. Jean-Christophe Keck est vraiment à son affaire. Il faut avoir entendu le rondeau de Toto « Si mes amis savaient cela» pour savoir ce qu’est la magie du tempo juste, qu’aucun musicologue ne saurait définir.
La présence de quelques personnalités officielles ce soir-là témoigne de l’intérêt suscité par ce festival qui est et doit demeurer un incontournable.
Gérard Loubinoux
8 août 2024
Fiche technique
Le Château à Toto
Mise en scène : Frank T’Hézan – Direction musicale : Jean-Christophe Keck – Costumes : Guillaume Attwood – Chef de chant : Yoshiko Moriai – Chefs des chœurs : Jeanne-Marie Lévy, Till Fechner.
Avec : Aude Fabre (Hector de la Roche Trompette dit Toto) – Aurélie Fargues (Catherine) – Margot Fillol (Jeanne de Crécy-Crécy) – Morgane Bertrand (La Vicomtesse de la Farandole) – Jeanne-Marie Lévy (Niquette)
Xavier Mauconduit (Pitou) – Frank T’Hézan (Baron de Crécy-Crécy) – Michel Vaissière (Maître Massepain) – Dominique Desmons (Raoul de la Pépinière) – Till Fechner (Le vieux serviteur).